Nadia Barrientos - Paris Sortilèges

Enseigne “Au croissant”, 9 rue Montorgueil.

 

L’enseigne de la rue Montorgueil

C’est au 9 de la rue Montorgueil, non loin de l’église St Eustache, un croissant de lune dans des nuées que l’on remarque, en levant un peu la tête sur le linteau de la façade, en contrebas d’un balcon en fer forgé.

L’immeuble date de 1730, la sculpture du croissant est quant à elle, antérieure :comme dans beaucoup de bâtiments parisiens, les réemplois successifs finissent par tresser un véritable palimpseste où des parties de différentes périodes cohabitent jusqu’à confondre leur origine. Comme les vagabonds qui allaient et venaient dans la ville, “sans feu ni lieu”, ce jeu savant d’imbrications fortuites brigue l’étincelle si courue de l’intraçable, du fugitif.

L’architecture singe parfois une terre d’asile.

Peut-être ici l’occulte intelligence des patines, qui comme l’oubli, finit par rabattre sur le même plan le proche et le lointain, le sursaut et le vestige dans cette inextricable bordel des métamorphoses qu’est Paris.

Peut-être aussi la clé vibrante de la perspective en peinture qui sous couvert de l’illusion panoptique du regard, recompose ce qui est vu pour l’offrir à l’invention du souvenir.

Alors, parfois, inopinément, comme le suggère Walter Benjamin, cela arrive: vient percer, aussi vite et fugace que l’éclair dans le ciel, “l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il”.

Dans le ciel de Paris-dont l’histoire captive reste à faire et dans l’orbite des peintres et des photographes qui l’ont fixé- des constellations éphémères se réveillent dont la phrase ne tient qu’aux associations libres dont le rêve, les mages puis les surréalistes se savent les augures.

Ce croissant de lune de pierre figure l’enseigne d’un cabaret « Au croissant » (“au croissant de lune”)où  du XV au XVIIème s, des générations de noceurs se sont succédées à deux pas des Halles de Paris.

Maraîchers, étudiants, gens du monde, comédiens de foire en marge de Hôtel de Bourgogne…tous se retrouvaient ainsi “logés à l’enseigne de la lune”: une expression concrète qui devint la métaphore de ceux qui dormaient “à la belle étoile” des nuits de la capitale.

       Les proverbes flamands, Brueghel, 1559 (détail)

 

“À l’enseigne de la Lune”: un proverbe dégradé que le souvenir vient allumer au front des obscurités urbaines, celles d’avant la propagation de l’éclairage public, celles d’avant les certificats homologués des Licences IV et du contrôle traçable des ivresses.

Du XIIIème au XIXème s., la proximité du décor grouillant du marché aimantait en son orbite des constellations luisantes de tavernes, de cabarets, de tapis-franc et de cantines où la diversité des prestations (on y boit, on y mange, on y transite, on y dort) rivalisait avec la mixité sociale qui s’y confondait dans la savante stratégie d’échapper à la transparence et au contrôle.

Les enseignes du “croissant” étaient nombreuses à Paris : au XVI-XVIIème s, les archives en recensent 50 dont certaines déclinaient “le croissant couronné”, “le croissant d’argent”, “le croissant d’or”, “le croissant d’étain”. Comme sur les forges de Vulcain ou l’athanor d’un alchimiste, tous les métaux y travaillaient à mûrir l’expérience d’une immanente transcendance.

On se souvient aussi bien sûr, du “café du Croissant” de la rue du Croissant (2ème arrondissement) où entre les sièges des journaux et l’affairement des journalistes de ce quartier dédié à la presse au XIXème s, Jean Jaurès fut assassiné un soir de 1914 alors qu’il dînait avec ses collaborateurs, à la veille de la première guerre mondiale.

L’actuelle “taverne” du Croissant, à l’angle de la rue du Croissant et de la rue Montmartre.

Le café existe toujours et instrumentalise le souvenir de l’ancienne figure politique, proposant depuis 2014 un menu “spécial” commémorant le célèbre assassinat. À des fins sans doute marketing et pour ancrer l’imaginaire d’un passé immémorial autant qu’illustre, il a été rébaptisé “taverne” du Croissant en 2011.

 

 

À la lune: à ses enfants

“À l’enseigne de la lune”: une tradition iconographique que l’on retrouve à la fin du Moyen-Âge dans les manuscrits et les gravures, qui associe aux 7 planètes alors admises (Saturne, Jupiter, Mars, Soleil, Vénus, Mercure et la Lune) les personnes et les métiers qui sont sous leurs respectives influences suivant le système très complexe des analogies occultes.

“Les Enfants des Planètes”: des représentations allégoriques qui mettent en scène sous l’auspice respective de Mercure, de Saturne, de la Lune etc. des saynètes de la vie quotidienne où se reflètent les signatures: ces “signes” cryptés à dessein par la nature dans l’essence de tout être et qui colorent subtilement son caractère, son talent et ses aptitudes professionnelles suivant des influences planétaires toutes invisibles que la philosophie occulte qui occupe alors mages et cabbalistes s’attache à découvrir.

Pour exemples, le traité d’astrologie De Sphaera, la série de gravures des “Enfants des planètes” attribuée au Maître du Livre de Raison et le traité d’alchimie Splendor Solis nous proposent au tournant du XVème s. trois représentations de l’influence de la Lune sur “ses enfants”:

 

 

De Sphaera, manuscrit enluminé: la Lune et ses Enfants, 1470


Les “Enfants de la Lune”, gravure du Maître du Livre de Raison, 1480 et le Splendor Solis: le “Régime de la Lune” manuscrit alchimique, 1530

 

 

Ces représentations s’organisent toutes à la manière d’un diptyque: d’un côté, la Lune, figurée avec ses attributs (le croissant de lune et le signe zodiacal du cancer), mise à l’honneur en pleine page ou sur sa monture, fonctionne symboliquement comme une enseigne (dont l’étymologie procède du latin “insignare”> “signum”: mettre une marque, signaler une chose). Sous son règne, son influence : se découvrent au premier plan une variété d’offices et de récits qui dressent le portrait des “enfants de la lune” dont les caractéristiques le plus saillantes sont l’inconstance (lunatiques comme la lune), l’aspect versatile et trompeur (les bateleurs et les magiciens se retrouvent en évidence au premier plan), les occupations qui dépendent de l’aléatoire de la nature (chasseurs, pêcheurs): bref, tous ceux qui d’une manière ou d’une autre se retrouvent pris dans l’instabilité des choses de l’existence….et de la nature imprévisible.

Lunaire, lunatique: l’un des poèmes des Carmina Burana (XIIIème s.) dédié à la Fortune que la mise en musique par Carl Orff au XXème s. rendra célèbre, associe la Lune à l’inconstance du sort:

schéma des phases de la Lune, dessin de Galilée, 1610.

O Fortuna
velut luna
statu variabilis,
semper crescis
aut decrescis

(“Ô fortune,
comme la lune
changeante en ses phases,
toujours tu crois
et tu décrois.”)

 

 

 

 

Les “Enfants de la Lune”: avant de renvoyer à cette pathologie rare de dépigmentation de la peau qui contraint ses patients à ne pas s’exposer aux rayons du soleil, ils désignent, dans l’acception proprement magique qui teinte la philosophie d’avant l’ère scientifique, ce caractère particulier de ceux qui nous surprennent force d’ambivalence, de prestiges tels qu’on redoutait les fallacieux sujets: les magiciens, les charlatans…et bien sûr les usuriers, les politiques…

Les Enfants de la Lune: ceux qui comme le satellite de l’ombre qui ne brille que d’une lumière d’emprunt, glissent à tout moment et savent échapper au moment où on croit les attraper dans ce Grand Théâtre du Monde où Shakespeare nous apprend que les rôles sont interchangeables…et illusoires.

Comme la lune et ses “librations”-ses lentes oscillations qui occultent dans l’ombre une partie à jamais invisible par l’homme: ceux qui sont nés sous l’enseigne de la lune, ne font montre que d’une surface oblique, éclairée par l’artifice des regards qui s’y fracassent sans discernement. Ils sont la figure de l’illusion.

Les Empires de la Lune et ses orbites

La vision que nous avons de la Lune change constamment puisqu’elle tourne autour de la terre qui elle-même tourne autour du soleil.

Dès 1610, Galilée construit un instrument qui lui permet de grossir les astres vingt fois et le tourne vers la lune: à sa grande surprise, il se rend compte que cet astre n’est pas parfait tel qu’on le croyait depuis Aristote. Petit-à-petit, il arrivera à l’hypothèse d’un univers héliocentré, mettant à bas les conceptions en vigueur jusqu’alors, allant jusqu’à se frotter aux foudres de l’Inquisition.

En 1655, Hercule Savinien de Cyrano, dans son Histoire comique des États et des Empires de la Lune, entreprend un voyage fictif dans la lune et inaugure le genre de la science-fiction. La plongée dans un univers fantastique lui permet alors une satire piquante des conceptions de son temps. Il dépeint les habitants de la lune (les Sélénites) comme une société évoluée qui a abdiqué le système de l’argent au profit des poèmes comme monnaie d’échange.

Au même moment,les comédiens italiens de la Commedia dell’arte en résidence à Paris, rivalisent d’inventions et d’improvisations de personnages qui se font le miroir des travers populaires.

École française, troupe de comédiens italiens, vers 1580

Parmi leurs personnages qui resteront en orbite d’un imaginaire toujours vivant: la figure d’Arlequin.

Paris, 1585: la naissance d’Arlequin

Depuis la fin des années 1580, les combats entre catholiques et protestants se sont apaisés: à Paris, les puissants, friands de spectacles et d’exotismes, appellent à leur cour des comédiens venus d’italie dont la singularité est de développer un théâtre “professionnel” pour lequel ils proposent des spectacles payants et ambulants.

Dans la marge plus populaire des foires, où divertissement et commerce vont de pair et les numéros et boniments s’improvisent pour une audience de hasard, un personnage se singularise sur les tréteaux de la foire St Germain: ce personnage, crée “de toutes pièces” par un certain Tristan Martinelli, originaire de Mantoue, se veut le creuset audacieux et subversif des critiques alors adressés aux comédiens italiens. On leur reproche d’êtres vulgaires? Il décide de l’être davantage en revêtant un costume moulant et racoleur cousu de morceaux rapiécés de couleurs irrégulières. On leur reproche de réduire le langage dramatique à l’art de l’acrobatie et du pantomime? Il poussera la pirouette jusqu’à l’excellence et emploiera une langue “arlequinesque” fricassée d’un mélange macaronique et cacophonique de patois et de dialectes français, latins et italiens. On leur reproche de faire commerce avec le diable? Il forcera l’évidence en se noircissant le visage de noir de fumée et en réveillant le souvenir d’un diable du folklore médiéval français, “Hellequin” ou “Hallequin” lié à la chasse fantastique et à la chevauchée nocturne des âmes des morts.

 

à gauche: Arlequin, le personnage fraîchement créé par la Commedia dell’arte au XVIème s. Au centre: “la mesnie Hellequin” chevauchée diabolique du “Hell King” du folklore germanique au Moyen-âge. à droite: “Arlequin chevalier errant” estampe du XVIIIème s.

 

Compositions de Rhétorique de M Don Arlequin, imprimé “de là le bout du monde”, 1600.


Livre provocateur traduisant la posture arlequinesque: une majorité de pages laissées blanches noyent un charivari multilingue d’où ressortit, outre la spectaculaire bouffonnerie, l’inanité des livres prétendant fixer l’art de l’improvisation et de la performance.

 

Martinelli n’a pas forgé son personnage ex-nihilo: si l’on remonte à la plus haute antiquité, on retrouve dans les pièces Atellanes romaines,des bouffons venus réconforter les Romains découragés par une peste affreuse et parés du “centuculus”: un habit dérisoire de cent pièces colorées cousues ensemble.

Ce costume exprimant et le dénuement de l’être ramené à la nudité première d’une nature forcée au bricolage, et l’ambivalence des forces de création et de destruction, de recomposition au cœur de toute chose, se retrouve un peu plus tard dans la vogue littéraire du “centon”: cette recréation littéraire suivant la technique du “cut-up” que Brion Gysin au XXème s. n’a pas inventé et qu’on retrouve dès le IVème s. av.J.C. sous l’explication du poète de langue latine Ausone: “C’est un travail de mémoire. Détachez des morceaux d’un ou de plusieurs poèmes (…)Rassemblez les lambeaux épars et formez un tout de ces découpures”

 

 

À Paris, Tristan Martinelli est désormais ARLEQUIN et incarnera insolemment tous les défauts reprochés aux italiens dans un corps sensuel, provocant, bigarré et aérien. Il apparaît pour la première fois en 1585 à la foire St Germain: c’est un triomphe. Martinelli sera appelé sous son masque d’arlequin à la célébration des noces de Henri IV et Marie de Médicis en 1600.

Comme la tradition identifie sa vie durant un comédien à son personnage, ce ne sera qu’à sa mort que d’autres acteurs s’approprieront le costume et le bagout du diable fourbe au bigarrement philosophal. Nous conservons quelques noms de comédiens qui ont incarné le personnage au XVIIème s, dont la célébrité permet de témoigner d’une véritable dynastie.

Ces derniers, installés en 1680 dans le siège du théâtre français officiel, le célèbre “Hôtel de Bourgogne” sis alors à l’angle de la rue Montorgueil et de la rue Mauconseil (et dont la

Mascaron de bois doré du XVIIIème s. servant peu-être de décor au parc à huîtres qui s’y tenait jusqu’en 1866 avant de voir s’y implanter le célèbre restaurant “à l’escargot Montorgueil”

Tour Jean Sans Peur est le seul vestige aujourd’hui), fréquentaient les cabarets et les tavernes qui pullulaient dans les abords des Halles et dont notre enseigne de la Lune dresse la zone de marnage suivant les forces occultes qui président aux marées.

D’ailleurs est-ce un hasard? Arlequin est un personnage lunaire par excellence si l’on en revient à la tradition séculaire des “Enfants des planètes”: l’instabilité n’est-elle pas cousue sur son costume? Pis, sa spiritualité railleuse et sa subversion profonde l’inscrivent parmi les figures initiatiques, hermétiques des métamorphoses les plus occultes à l’œuvre au cœur des choses. “Solve et coagula“(dissous et recompose): la devise alchimique lui vaut d’emblème.

Au XVIIème s, une pièce de théâtre aujourd’hui oubliée fait d’Arlequin “l’empereur de la Lune” sous la plume de Anne Mauduit de Fatouville: il y est question  de projeter satiriquement sur la Lune le théâtre trivial des vices humains. Arlequin y a la part d’agent révélateur: usant du travestissement, il y délivre les destins des Colombines et des Scapins aux prises avec l’écheveau de leurs querelles.

Watteau, “Arlequin, empereur de la Lune”, 1707.

 

Arlequin…sa gaillardise obscène a la valeur prophylactique des périodes incertaines: au cœur de la tourmente comme la joie paradoxale des Danses Macabres au cimetière voisin des Innocents, elle détourne de l’effroi et transmute l’ombre en rire.

Parce qu’Arlequin n’est socialement personne si ce n’est un vaurien sans domicile, cherchant à survivre ça-et-là au bonheur de l’instant, il fait figure d’étranger, d’étrangeté au sein des groupes où il s’invite avec pour passe-droit son costume en mue comme la peau mystérieuse du serpent, son truandage labile de la langue dont il cherche à détricoter-pour recomposer-la grammaire.

“Au Clair de la Lune”

“Au Clair de la Lune”, imagerie d’Épinal, 1846.

 

“Au Clair de la Lune”: une chanson dont nous connaissons tous plus ou moins la première strophe:

Au clair de la lune,
Mon ami Pierrot,
Prête-moi ta plume
Pour écrire un mot.
Ma chandelle est morte,
Je n’ai plus de feu ;
Ouvre-moi ta porte,
Pour l’amour de Dieu.

L’origine de la mélodie et des paroles est incertaine, certains avancent l’air d’un ballet du compositeur Lully au XVIIème s. Au plus loin que nous puissions remonter, nous savons que cette chanson faussement enfantine (beaucoup d’allusions sexuelles y sont cryptées) était populaire en 1780 et qu’elle le reste tout au long du siècle suivant: elle est la première chanson a être enregistrée en 1860 par le phonautographe du parisien Édouard Léon-Scott de Martinville, précédant de 17 ans le phonographe de Édison. (redécouverte en 2008, il s’agit de la plus ancienne trace enregistrée de voix humaine)

À Paris, malgré que les Comédiens italiens aient été congédiés du service du roi en 1697, leur survivance (on les retrouve plus tard accompagnant les bateleurs et marchands d’Orviétan du Pont Neuf) et leur influence dans l’art dramatique français (les pièces de Molière, Marivaux, etc.) est indiscutable. Au XVIIIème s, ils influencent l’émergence du genre de l’Opéra-Comique qui, arrivant dans les foires, s’attire à nouveau les foudres des comédiens français qui leur interdisent les dialogues pour s’en assurer le monopole. Par recours de créativité, les comédiens marginaux reprennent les canevas des personnages italiens et les airs connus sur lesquels ils recousent de nouvelles paroles, parodiques et pleines d’esprit. Outre la figure d’Arlequin, celle de Pierrot et de Colombine se font le creuset de l’âme populaire, tiraillée entre féerie et contingence.

Ils viennent hanter l’imaginaire des tableaux de Nicolas Lancret, de Claude Gillot et de Watteau:

Nicolas Lancret, les acteurs de la Comédie Italienne, XVIIIème s.


Le tombeau de maître André, Claude Gillot, 1716. (Mezzetin et Scaramouche se disputent une bouteille. Arlequin, appelé pour arbitrer leur différent, en profite pour boire le vin)

on les retrouve au XIXème s. comme figures de proues du célèbre Carnaval de Paris et dans le théâtre populaire de pantomime, notamment au Théâtre des Funambules du boulevard du Temple sous le masque sensible du Pierrot immortalisé par Deburau (que Marcel Carné, un siècle plus tard consacrera dans son film “les Enfants du Paradis”)

Willette costumé en Pierrot Noir, 1896. Charles Deburau en 1854.


Les Enfants du Paradis, 1945.

Ravaudages, Rhapsodies…

Costume d’Arlequin, première moitié du XVIIIème s, musée Galliera.

 

Le musée Galliera conserve dans ses collections une pièce exceptionnelle: un costume d’arlequin très ancien, datant de la première moitié du XVIIIème s.

Constitué de deux pièces-veste et pantalon- de draps de laine teinte en bleu, rouge, vert et jaune appliqués sur une toile de lin robuste, la solidité des coutures laisse penser que ce vêtement était destiné à un usage intensif, ce que viennent corroborer des traces d’usure à l’intérieur de la veste. Il est accompagné du masque en cuir brun-noir caractéristique d’Arlequin, dérivant du noir de charbon dont le personnage se barbouillait le visage, primitivement (à l’opposé du personnage de Pierrot qui lui avait le visage blanc, enfariné).

Ce vêtement, diligenté par un lointain passé que notre regard aujourd’hui miraculeusement rencontre- l’Autrefois ne rencontre-t-il pas le Maintenant dans un éclair?- ce vêtement, que l’on aurait pu croire facilement mis à l’encan à la suite du départ et de la marginalisation des italiens…et rapiécé, recyclé, bouilli et réutilisé dans une quelconque contingence où affleure la nécessité (rembourrement des talons des chaussures comme y servirent après guerre les films de Georges Méliès, qui sait que peut l’ironie)…ce vêtement se dresse face à nous comme une allégorie de résistance.

Parce que ses coutures avaient été pensées pour servir le quotidien d’un corps en gesticulation, elles ne se sont pas rompues et nous devons à leur résistance la conservation en une seule pièce de ce costume, métaphore lui-même de la couture, du bricolage.

Le costume d’arlequin n’est pas qu’un costume-nous l’avons vu. Il est aussi un “Ars Combinatoria”, une technique d’assemblage magique que les illusionnistes et les enfants connaissent bien. Métaphore de la réappropriation et du mélange, du plagiat, du remaniement et de la fraude, l’inventivité y colore la noce des contrastes comme les monstres figuraient antan l’impossible imagination de la nature. Viatique des métamorphoses aux accents sacrés, Arlequin n’est pas que l’enfant de la lune: il est aussi à ajouter à la fécondité de Mnémosyne (la Mémoire). Les neuf muses seraient ainsi ses sœurs et l’assisteraient dans ce grand Œuvre où ironie et poésie riment ensemble. Ironie: les choses qui disparaissent et que l’histoire dénature, que le temps oublie et repropose sans regard. Poésie: leur étrange régime de survivance dans la part la plus pauvre, celle qui à partir du presque rien détisse la pelote des intrications et des abîmes, des impensés et des errements…pour en réveiller la totalité comme un éclair. “Pars pro Toto”, la partie vaut pour le tout: comme l’image que le miroir brisé conserve intacte dans chacun de ses morceaux, la métonymie garde de manière occulte, la clé de l’unité. On nous fait croire aujourd’hui qu’elle n’est qu’une figure de style inoffensive…Elle est un talisman.

Et c’est à partir des petites choses, si on les assemble (“faire de la magie, c’est marier le monde” disait Pic de la Mirandole) qu’une mémoire se survit, loin des compilations, des chroniques et des archives mais au plus près d’une culture vivante, invisible mais sensible.

En chemin…Dans la Grèce antique, des poètes ambulants déclamaient de ville en ville des fragments arrachés à des textes écrits par d’autres (le plus souvent des extraits de l’Illiade et de l’Odyssée). On les appelaient des rhapsodes, littéralement “ceux qui cousent les chants”. On disait qu’il “naissait par eux une culture, parce qu’ils faisaient connaître en dehors de leur ville des légendes, des variétés de mythes et des façons de sentir qui n’auraient pas trouvé sans eux moyen de s’exprimer“.

Dans leur intraçable héritage, Arlequin est une figure, un costume, un archétype, des hommes qui l’ont joué, porté, fait voyagé. Mouvant, ambulant comme les songes et les chants dont on ne sait s’ils s’éparpillent ou ils fécondent, il égare l’habit labile des certitudes, des évidences, de la morne uniformité aveugle. Il distrait le regard aussi, qui ne sait plus sur quel morceau tabler et l’enjoint à voyager partout du fait de se découvrir nulle part. Dans son sillon, les troupes errantes d’Enfants perdus…

Figures de la résistance.

En sus du textile, une résistance qui tient à l’étrange survivance des fantômes à l’ombre d’une enseigne muette de la ville: le cartel du musée Galliera suggère que ce costume a été probablement porté par un comédien italien de la troupe itinérante installée à l’hôtel de Bourgogne rue Mauconseil .

Peut-être que ce dernier, venait se rafraîchir avec ses comparses, Pierrot et Colombine, “au clair de la lune” de l’enseigne du cabaret de la rue Montorgueil.

Fallait-il qu’il se risque à faire deux, trois pas, et après une longue nuit d’ivresse, notre Arlequin se retrouvait au petit matin devant l’étal bricolé de “la marchande d’arlequins” du marché des Halles, pour quémander ce ragoût dont elle régalait les affamés de la ville pour deux sous et dont le secret avouait être la savante concrétion des restes des dîners bourgeois de la veille, qu’un “regrattier” avait passé la nuit à racheter bon marché pour lui en fournir les morceaux.

une “marchande d’arlequins” des Halles de Paris.

 

Figure de la résistance…à l’amble des petits métiers qui jusqu’à il y a peu de temps encore dépliait le visage d’une ville aux insoupçonnables solidarités: du rémouleur au cueilleur d’orphelins (ramasseur de mégots), du marchand de coco à la cardeuse de matelas-sans oublier le chiffonnier si cher à Baudelaire au panthéon des raccommodeurs de l’ombre- la lueur indirecte du souvenir d’un cabaret nous a conduit à révéler dans le bain photographique de la noce chymique de la mémoire, le relief inespéré, presque invisible, de la grimace d’Arlequin.

Grimace d’Arlequin qui comme la lune dont il est l’un des enfants, oscille cahin-caha dans le bric-à-brac des façades où les enseignes inaperçues redécomposent pour un instant les raccords et les coutures forcées par l’ironie du temps et de l’histoire,pour en faire saillir la fraude essentielle qui est la patrie des vagabonds, des bateleurs, des enfants et des poètes.

Celle qui perdant sait qu’elle gagne, et se sauve en s’évadant du régime mortifère de la conservation dont notre culture s’est faite le chantre♠

 

 

 

 

 

 

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