Nadia Barrientos - Paris Sortilèges

Le Marquis de Brunoy et ses fantasques liturgies

Il avait le goût des fêtes religieuses, des liturgies étincelantes, des décorums et de leurs convivialités propitiatoires.

Il aimait les cérémonies extravagantes. Le vin, l’or, le cuivre, le Feu terrestre, les gens. Il en avait l’Esprit ; et les moyens.

L’histoire ne retiendra que l’ombre péjorative de ses « fêtes macabres ». L’histoire : ce fossoyeur. Il hérita de son père Jean Pâris de Monmartel de la seigneurie de Brunoy au sud-est de Paris et de son château.

Il y vécut sans trop d’attention pour les bienséances propres à son rang : parlant avec tous et les invitant à sa table où les conversations et les beuveries se découvraient interminables, il négligeait ses tenues, ne se poudrait pas les cheveux, refusait le port de la cravate et n’avait cure de l’opinion.

Ses largesses n’avaient de frontières que son pays : à chaque mariage sur ses terres, il finançait la dot, à chaque naissance il se faisait parrain. Bientôt, tous les enfants nés de sexe masculin se prénommèrent Armand.

Sa simplicité et son bon vivre le firent accepter par tous.

S’il portait des bas percés et des chemises sales, son personnel avait toujours grande tenue. Il offrit à la compagnie d’arquebusiers de son village un extraordinaire uniforme vert et or.

Il anoblit bon nombre de ses compagnons de soif, la plupart nés de rien-et autour d’un verre de vin.

Un jour qu’il avait bu à l’excès dans un calice en cuivre, il inféra, suivant la cohérence propre aux ésotérismes de l’ivresse, que son mal procédait du mauvais étamage du réceptacle de ses soifs: sans attendre, il fit étamer à ses frais tous les chaudrons et casseroles de la ville.

Ses fantaisies détonnent sous le règne de Louis XV et malgré les libéralités de la Régence non si lointaine.

Mais il n’est pas un libertin ; d’ailleurs, les tracasseries de couche lui restent fort indifférentes si l’on en croit son mariage avec Emilie de Pérusse, une jeune noble de la vieille famille d’Escars qui ne dura que quelques jours.

Le marquis de Brunoy préférait la compagnie des hommes simples, des joyeux buveurs, des étincelles dans le regard et des lendemains qui ouvrent ad libitum l’intuition de l’infini qui comme le disait Giordano Bruno, se reconnaît d’évidence dans le fait qu’aucune chose dans le monde ne trouve d’achèvement en elle-même.

Invité, dans les jours qui suivirent son mariage, à patronner la bénédiction de la cloche de Combs-la-Ville, une des paroisses mitoyennes de son fief, il avait accepté et tenu à financer les frais de la fête, qu’il rêva somptueuse, excessive.

Il s’y entendait, puisqu’une de ses principales excentricités-la manie des choses d’église-le portait à improviser parfois les fonctions de sacristain, de chantre et de curé de sa paroisse. Et sa journée ne lui semblait point aboutie s’il ne l’achevait en joutes de soifs avec ces mêmes chantres et sacristains dont il avait courtoisement usurpé les initiatives à la messe;

ce jour-là, Combs-la-Ville n’était plus reconnaissable

On avait mis en coupes déréglées toutes les forêts du voisinage pour décorer ses places et ses carrefours. Les maisons s’égaraient sous les entrelacs des feuilles, des arbres entiers avaient été déplacés, des guirlandes couraient partout, d’immenses sapins gardaient le seuil sacré des cabarets. Le clocher n’était plus qu’une pyramide végétale tels que certains emblèmes ésotériques dans les premiers livres imprimés en avaient escorté le fantasme.

Un arc de triomphe décorait l’entrée du village à l’image des décors éphémères des célébrations royales et rappelait les lointains rites de passage des soldats antiques qui se devaient, avant de faire leur entrée dans leur ville, de se décharger de leurs énergies destructrices portées à incandescence lors du combat en traversant un seuil symbolique à même d’invertir ce jeu de forces.

Ils ne manquaient plus que des hommes sauvages…ils étaient déjà morts au bal des ardents trois siècles auparavant…

L’enseigne d’un cabaret avait été remplacée par un quatrain digne des oracles-rébus dont la tradition volatile de la langue hermétique d’une Dive Bouteille avait laissé décanter l’effluve :

 

Des festons, de la verdure,
Comme aux réceptions du Roy.
Amis, faisons vie qui dure,
Et buvons au marquis de Brunoy !

 

Les fantasques réjouissances du marquis paysan parvinrent à Paris : l’Europe même ne lui fut pas indifférente. Les gazetiers ne cessaient de colporter ses folies. En sus, il couronnait le désespoir de sa famille, qui projetait son enfermement.

L’église de Brunoy-Saint Médard- s’était parée, grâce à ses largesses, d’or et de lambris rutilants qui la faisaient rivaliser en cette deuxième moitié du XVIIIème s. et dans ce village perdu de l’île de France avec les plus spectaculaires chantiers de l’art baroque européen qui trouvèrent au siècle précédent une audience conquise en Italie et en Allemagne.

Il entretint, outre le curé et son vicaire, quatre prêtres et douze chanoines, seize chanteurs, dix-huit enfants de choeur et huit sonneurs.

Il dota les officiants de vêtements dignes des garde-robes du Vatican. Armand de Montmartel tient à financer toutes les cérémonies de son village, les enterrements constituant le sommet de ses enthousiasmes.

Il commanda pour les processions, un dais de fer, chef-d’oeuvre de ferronnerie, qui lui coûta cinq-cent mille francs.

Outre les obsèques de Brunoy, il fréquentait les enterrements des villages voisins.

À Conflans, l’on raconte que pris d’un élan d’empathie, il prit sous son bras le cadavre d’un enfant et le porta jusqu’au cimetière en tenant une croix de l’autre main.

Mais il ne se suffisait pas de financer l’office : il y participait activement, portant le cercueil, se faisant l’Agent Universel d’une mémoire à transmuter, d’un deuil à partager comme une bonne table ou une soirée déclinante où la communauté se coud une trame d’ivresse pour ne pas avoir à affronter la solitude de la Nuit Obscure.

Le marquis de Brunoy savait sans doute peut-être inconsciemment que les communautés sont toujours factices; elles ne se découvrent musicales qu’après avoir épuisé toutes les cordes de l’instrument du Pour-Soi et devant l’inexorable visage de la démocratie dernière -première ?- que la Mort tend en partage et comme danse.

Connaissait-il le défilé vibrant d’images et de cambrures qui depuis le Moyen-Age et l’hécatombe de la Grande Peste ne cessait de ciller au travers l’obturateur de l’oubli battant au cœur des recombinaisons des souffrances des hommes ?

Avait-il lu les Ars Moriendi qui force d’exempla et de luttes démoniques, ramenaient l’enjeu de existence à l’art d’en sortir avec grandeur et faisaient de ce moment dernier le miroir éclatant d’un théâtre baroque de la mémoire ?

À sa table, la vie était bien là bien qu’il accompagna la mort où qu’il l’aperçut.

Héritier à son insu d’une tradition de bateleurs qui savent mieux que quiconque jouer des extrêmes pour en décanter la noce et rebattre le jeu pour n’en jamais figer l’accès, Armand de Monmartel traverse son époque comme son fief : faisant signe plutôt que montrant, laissant échapper plutôt qu’occultant, la grimace généreuse qu’offre le temps et sans privilèges.

Oeuvre au Noir

Le 10 Septembre 1766 ont lieu les funérailles du père d’Armand, le très fortuné Jean Pâris de Monmartel.

Pour son fils rompu à la thanatosophie, il est apparu d’évidence de ne rien déléguer à quiconque.

Maître de cérémonie, hiérophante, passeur de rives, pleureur et même bacchante, Armand voyait les choses en grand et n’eut souffert d’omettre une seule nuance.

Brunoy, tout d’un coup s’assombrit.

À croire qu’un athanor secret découvrait dans l’ombre les indices du premier Oeuvre, celle que les alchimistes nomment l’Oeuvre au noir et qui marque du sceau de la putréfaction l’accès aux transformations futures dont la pierre des philosophes cristallise l’exultation attendue.

L’église qu’il avait tant doré et paré de mille éclats avait été pour l’occasion recouverte entièrement de noir. Tout comme son château.

Masses d’ombres qu’au loin on aurait pris pour des mirages de mauvaise augure et qui effrayèrent sans doute plus d’un paysan dans le temps profane de leurs labeurs.

Le noir poursuivit son œuvre : Armand peint tous les animaux, les bœufs, les moutons, les poules en noir ; il leur fit ingérer quelque orviétan mystérieux qui avait la vertu de colorer leur urine de cette même couleur.

Il fit venir des volumes faramineux d’encre de chine pour en teindre les points d’eaux, fontaines et bassins ainsi que l’Yerres dont le lit funèbre allait tôt ou tard -il fallait le croire-à l’image de ces rites de l’Inde lointaine, se déverser et se confondre dans l’océan.

Désespérée, sa famille obtient une lettre de cachet qui lui permet de lui couper les vivres et de le faire enfermer dans une maison religieuse, où il meurt, seul, de la variole à 33 ans.

Ses funérailles n’eurent d’extase que le secret.

Brunoy connut la Révolution et l’éternel retour des querelles et des pouvoirs.

Elle dépeint aujourd’hui l’héritage de villégiature apprécié par les bourgeois du XIXème s. en quête de bucolisme.

Mutique comme un oracle, ironique comme la mémoire, macabre comme la vie.

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