Nadia Barrientos - Paris Sortilèges

Le “beau bourg” des Saltimbanques

Depuis 1321, date à laquelle est fondée la corporation de la Ménestrandise autour de l’église St Julien-des-Ménestriers dans le quartier du “Beau bourg” alors en expansion et coupé en deux par l’enceinte de Philippe Auguste, jusqu’à la Révolution qui sonne l’abolition des corporations de métiers d’Ancien Régime, les artistes de rue parisiens tiennent siège et farce non loin de la rue des Ménestriers (l’actuelle rue Rambuteau).

Le plateau où se construira le Centre Pompidou, ici en 1552, sur le plan de Paris de Truchet Hoyau. “L’ospital St Julien” et son église, disparus, ont laissé la place à l’entrée du quartier de l’Horloge du côté de la rue St Martin. À noter, la “rue des Mesnestriers” fondue dans le tracé de l’actuelle rue Rambuteau.

 

Regroupant musiciens, comédiens forains et saltimbanques, cette association de savoirs-faire et de solidarités traduit à la fin du Moyen-Âge, l’essor nouveau que prend Paris, devenu un carrefour économique important autant qu’un centre intellectuel de premier plan, avec l’aura de l’Université.

La Cour du Roi et ses festivités où sont engagés ménestrels et troubadours ne suffit plus à canaliser l’abondance des vocations et nombre de musiciens et de poètes se retrouvent à errer de place en place, de plus en plus happés par le public urbain qui ouvre des scènes qui leur sont de plus en plus propices.

Aux alentours des foires d’abord, où les marchands de toute l’Europe convergent plusieurs fois par an et qui deviennent à l’époque de véritables mannes financières en orbite des transactions commerciales importantes qui y ont lieu.

 

Marchand d’Orviétan à Paris, XVIIème s.

 

Puis, peu à peu, à l’image des Mistères théâtraux confinés dans les églises venant infiltrer les espaces publics dégagés sur les parvis, les artistes forains investissent les ponts et les marchés, lieux de frétillantes circulations de denrées, de croyances et de devises.

La corporation des Ménestriers règle la vie et la survie des saltimbanques isolés qui se retrouvent atomisés dans le tissu urbain.

Elle instruit et forme les musiciens et les jongleurs selon un parcours d’études de quatre années et les reconnaît officiellement après un examen soutenu en présence du roi. Les musiciens les plus nobles se recrutent parmi les joueurs de violon, les joueurs de vielle quant à eux, font partie de la catégorie la plus marginalisée.

Le Joueur de vielle, Jacques Callot, série “les Gueux”, première moitié du XVIIème s.

De fait, à titre honorifique, le ménestrier plus haut gradé de la Ménestrandise se faisait appeler le “Roi des Violons”.

Dans la rue des Ménestriers (ancienne rue “des Jongleurs”, actuelle rue Rambuteau), se regroupent les logis des artistes ainsi que le siège de leur “maison-mère”: l’équivalent d’une agence artistique. Jouxtant un hospice où les Ménestriers en fin de carrière viennent finir leurs vieux jours, leur paroisse, “St Julien-des-Ménestriers” (détruite à la Révolution Française) était consacrée à St Julien l’Hospitalier; l’on rapporte que sur sa façade était sculptée une myriade d’instruments de musique de l’époque médiévale.

Nous nous trouvons précisément sur l’emplacement de l’actuel quartier de l’Horloge qui tient son nom d’une horloge pour le moins curieuse: le “Défenseur du Temps”, une horloge à automates créée par Jacques Monestier et posée en 1979 dans le quartier alors encore inachevé.

Arrêtée depuis 2003 suites aux plaintes des voisins portant sur les “nuisances sonores” provoquées par le mouvement de l’automate redoublé d’effets sonores, l’horloge suspend le temps comme un présage:

Le Centre Pompidou est encore fantôme, le traversent alors les rues des vieilles-étuves-St Martin  de la Platrière et de Venise.

Le tronçon de la rue de Venise, aujourd’hui disparue pour laisser place au Centre Pompidou, fin XIXème s.

On criait alors les “étuves” (lieux de bains chauds qui au Moyen-Âge servaient aussi de lieux de prostitution couverts), on lavait son linge à la fontaine “Maubuée” (de”mauvaise buée”: mauvaise lessive), première fontaine publique parisienne dont une reconstruction datant du XVIIIème subsiste de manière fort discrète à l’angle actuelle de la rue de Venise:

La “Fontaine Maubuée”, première fontaine publique ouverte à Paris dès 1320, ici dans son bâti actuel datant de 1733, au XIXème s et aujourd’hui (elle a été déplacée pour laisser la place au Centre Pompidou)

 

 

 

 

Cette fontaine a souffert d’être déplacée en 1937 lors de la destruction du plateau Beaubourg sur lequel 40 années plus tard allait être bâti le Centre et qui laissa au cœur du quartier une fosse sourde où les rues défuntes, il faut le croire, furent enterrées sans funérailles.

L’espace laissé après la destruction de l’îlot insalubre du “plateau Beaubourg” et sur lequel on s’apprête à construire le Centre Pompidou en 1973.

Une béance comme une entrée mythique des Enfers et qui rappelle le charnier voisin du cimetière des Innocents des Halles, fosse commune à ciel ouvert qui sept siècles durant digéra la dernière dépouille de millions de parisiens jusqu’à son déplacement dans les Catacombes à l’aube de la Révolution et comme une conjuration: une mort que l’on ne veut plus dans la ville et que l’on voue à l’extra-muros comme les pauvres et les ordures.

les ossements du cimetière des Innocents de Paris déplacés et réorganisés dans les couloirs souterrains des catacombes sous la place Denfert-Rochereau.

 

Des hors-les-murs  comme des terres inconnues dans l’au-delà des géographies admises-là où anciennement les cartographes reléguaient les monstres les plus hybrides de l’imaginaire collectif- des au-delà aujourd’hui enterrés, rationalisés dans les trous creusés par les anciennes carrières qui ont épuisé toutes leurs pierres pour construire les immeubles qui surnagent à la surface de la ville. Façades de pierre de taille ou de guinguois se succèdent, visibles, comme les œuvres vives des navires, occultant parfois la fiction qui les amarre à marée basse comme la façade factice du 29 rue Quincampoix servant de cache à la cheminée de ventilation des dédales souterrains des Halles, peinte en trompe l’œil.

La façade “factice” du 29 rue Quincampoix à l’angle de la rue Aubry-le-Boucher

 

Le Beaubourg des Saltimbanques n’a pas fini d’égrener ses tours et ses pirouettes, pour le seul ébahissement des badauds qui ont de la bouteille, qui savent creuser derrière la pierre que le temps lisse et réveiller l’imaginaire battant d’un quartier comme jeu de foire.

Il suffit d’un instant “où l’immémorial surgit comme un éclair” et traverse les ciels des mémoires pour que la coïncidence d’un regard réouvre les constellations vivantes derrière les paupières closes des yeux des morts.

Le quartier de Beaubourg et ses Ménestriers -artistes de rue, de foire et d’estrades- réaniment l’organe des divinations et des thériaques, du change et de ses fraudes, que la modernité a mutilé à des fins d’un contrôle accru de l’espace urbain.

Déjà le XVIIème s. et l’invention de la lieutenance de police par Louis XIV, doublée d’une volonté de traçabilité des circulations parisiennes que l’éclairage public bientôt optimisé allié à la rationalisation centralisée des pratiques judiciaires, balise le territoire social et le prépare à cette solution chimique de transparence dont le siècle des Lumières viendra légitimer le monopole à tous les champs de la pensée et de l’action.

La Révolution Française abolira le système corporatif qui depuis le Moyen-Âge réglait les solidarités de savoirs-faire et leurs secrets. Dès 1794, sur le champ de ruines du prieuré St Martin-des-Champs, le musée des Arts-et-Métiers inaugure-avant même la sécularisation des collections royales du Palais du Louvre- l’entreprise proto-libérale de la démocratisation des secrets de métier en offrant à la vue de tous les techniques jusqu’alors jalousement gardés par les membres d’une même corporation.

Traité d’escamotage à ciel ouvert tel qu’on en retrouve dans la littérature qui s’attache à débiner les tours d’illusionnisme (ironie? La “FFAP”-fédération française des artistes prestidigitateurs- tient son siège actuellement en face du musée des Arts-et-Métiers, 257 rue St Martin)

Entrée de la FFAP, 257 rue St Martin.

 

le musée des Arts-et-Métiers apparaît comme le symbole d’un tournant épistémologique qui attachait indéfectiblement jusqu’alors le savoir et le croire. L’autorité de la science et de la traçabilité expérimentale-indissociable de la volonté politique de rendre tout visible- inversera  au sein de Paris la donne d’une culture jusqu’alors ingouvernable et pétrie d’ombres portées par les faiseurs de mystères.

Le musée, ouvert à la vue de tous, signe aussi, de manière moins évidente, la mort annoncée des amuseurs de rue dont la reconversion actuelle en “prestataires de soirée d’anniversaire” parachève l’exil du champ social et politique.

Toutefois, ce qui a vécu dans un quartier, survit toujours, parfois de façon imperceptible: c’est là un viatique fort étrange.

Tout semble avoir disparu…

C’est alors le hasard de la simple résistance d’un nom, celui par exemple des Ménestriers qui subsiste encore dans la dénomination d’un passage du quartier de l’Horloge, qui met sur la piste d’un Art de la Mémoire qui échappe à la traçabilité technique des balistiques urbaines.

Un nom: voilà qui affleure comme une triviale monnaie d’échange pour la postérité de ceux (les Ménestriers de Paris) qui jouissaient au Moyen-Âge du privilège de payer en monnaie de singe –ils étaient les seuls à être exonérés du péage que tout parisien se devait d’acquitter pour traverser un pont, leur contrepartie consistant à offrir un numéro au douanier, souvent exhaussé par la présence d’un singe facétieux ou bien savant.

C’est une histoire en négatif, de celles où Arlette Farge s’est exercé avec maîtrise, qu’il serait heureux ici d’ouvrir autour de ces figures négligées du champ philosophique, social, économique et politique: les bateleurs, ces agents de change de la croyance et du crédit à l’heure où, au XVIIIème s. la Bourse de Brongniart investit les terrains voisins de la Grande Cour des Miracles de Paris.

L’écriture d’une Histoire messianique, tendue par la carotte artificieuse du progrès, a mis au ban de la connaissance comme de la ville (les décrets pleuvent sur les saltimbanques leur intimant d’officier de plus en plus extra-muros), ceux qui, du fait de l’ambivalence constituante de leur pratique au sein du champ social, constituent une menace de plus en plus redoutée par un pouvoir qui se nourrit de cette lumière factice (dont l’électricité est le symbole) qui tend à rendre visible la sphère nébuleuse et dangereuse des échanges de ceux qui font la ville.

Les Ménestriers ont disparu à la Révolution Française: à la traîne de toutes les autres, leur corporation s’est éteinte. Farce? Lors de la construction du Centre Pompidou dans les années 70 sur les ruines de leur ancien fief, ce sont des saltimbanques d’un autre temps qui s’y installent, libres de l’héritage de leurs prédécesseurs qu’ils ignorent pour la plupart:

“Momo le fakir”, “Gilbert l’automate”, “Pepito de Suresnes”: ils ne tiennent l’autorité que d’un prénom ou d’un surnom  accolé à la distinction de leur mystère qui parfois se confond avec la ville d’où ils proviennent, comme antan les “Guyot de Paris” et les “Guillaume de Machaut”.

Ils ont fait rêvé les premiers visiteurs du Centre Pompidou qui ne dédaignaient pas s’arrêter sur la piazza pour découvrir ses artistes aux marges des artistes estampillés, mis sous scellé entre les murs conservateurs du musée.

Bientôt, les arrêts préfectoraux et les visites de la police auront raison de leur métier. Dans les années 80, le célèbre Mouna Aguigui, taillé dans la lignée des Socrates agitateurs des agora urbaines, se soulève contre l’interdiction faite aux saltimbanques de Beaubourg d’exercer sur le parvis.

La ville se souvient-elle?

Un peu avant, en 1975, l’anarchitecte Gordon Matta Clark avait creusé un trou dans un bâtiment du 27 de la rue Beaubourg condamné à être démoli dans le cadre du réamménagement du plateau Beaubourg et de l’érection du Centre.

Conical Intersect“, oeuvre désormais intrônisée au panthéon de l’art dit contemporain en cette fin du XXème s. par le talisman de sa monnaie photographique, est devenue l’emblème dévitalisé de ce que l’artiste, influencé par le situationnisme de Guy Debord, avait conçu comme une percée psychogéologique dans l’intimité des entrailles d’un temps que la ville digère comme un ventre.

Et comme une lunette, à la fois outillée par la science et la fiction, par où espérer percer les couches qui s’accumulent sans s’étreindre dans le tour de passe-passe d’un Paris qui renie ses maîtres exercés: ses fieffés Ménestriers.

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