Nadia Barrientos - Paris Sortilèges

La “Pointe Trigano”: hapax…ou trait d’esprit.

Il y a à Paris, non loin de l’arche de la Porte St Martin et au carrefour des rue de Cléry et de Beauregard qui longent le chemin de ronde fantôme de l’ancienne fortification de Charles V du XIVème s., un curieux immeuble…

Poème de la verticalité, on le connaît sous le nom de “la pointe Trigano” dont une plaque, reprenant la signalétique conventionnelle des noms des rues, vient renseigner la singularité.

“pointe Trigano”: “Trigano”: le nom du fondateur du Club Med. “Pointe”: il s’agit d’une singularité étrange qui ne correspond à aucune nomenclature officielle du tracé urbain parisien.

La ville comme la langue a ses hapax, ces mots qui ne connaissent qu’une seule occurrence: qui n’ont été utilisés qu’une seule fois et sous la plume d’un seul écrivain.

On se souvient du célèbre Ptyx de Mallarmé dont le sens énigmatique fit couler de nombreuses gloses et qu’il fallait entendre-et à défaut, comprendre- dans l’étreinte homophonique qui le liait à la rime du “Styx” qui le précédait dans le poème.

La “pointe Trigano” avec ses airs de proue échouée à la porte des grands boulevards, tient de cette curiosité de langue qui échappe aux dictionnaires. Elle tient de ces terrae incognitae où les reliefs cartographiés excitent l’intuition d’une faille invisible par où retourner la vision du monde connu et peut-être espérer un au-delà aux certitudes que le monde s’arrête à l’autorité des géomètres.

Dans l’histoire littéraire et à l’acmé de l’effusion baroque c’est-à-dire au XVIIème s. la “pointe” désignait cet agrément de l’esprit consistant dans la mise en relief d’un rapport inattendu entre deux idées par le rapprochement insolite de deux mots.

Il s’agissait de détourner par l’esprit et dans la langue, dans un dernier effort, l’entreprise alors florissante de rationalisation du monde par la pensée scientifique naissante et sa corollaire univocité. Pour faire front à la classification des choses que des lexiques, des musées et bientôt des banques ne tarderont pas à figer et capitaliser, l’époque s’arme de recours d’ambiguïté que la métaphore, l’énigme et la pointe exaucent de manière extravagante.

La sobriété idéologique de l’âge classique vouera bientôt ces procédés au maniérisme inoffensif de la préciosité du style.

Il reste que la ville comme la langue a ses bas-fonds, ses argots et ses truands que l’histoire officielle laisse échapper. Et qui, à l’image des insondables fonds-marins, développent une lumière étrange, organique: une thermo-luminescence qui étincelle malgré les obscurités où on les voue.

Fossile vivant, la “pointe Trigano” se tient altière depuis le XVIIème s. et la démolition du mur qui ceinturait Paris et toise ces marges subversives désormais rattrapées par la croissance urbaine: les bordels qui s’y étaient accolés extra-muros, les Cours des miracles qui tendaient leurs territoires de franchises juridiques, truandes et ésotériques, l’égyptomanie mitoyenne du quartier du Sentier qui revint en 1798 avec Napoléon déteindre sur les façades.

Nous conservons la célèbre photographie prise par Atget en 1907:

Nadia Barrientos - Paris Sortilèges

Comme la pointe littéraire, la “pointe Trigano” met en relief des rapprochements inattendus : le poète Chénier y vécut avant d’y être arrêté en 1793 et d’être guillotiné place de la Nation. Sur l’échafaud alors qu’il lisait Sophocle et que le bourreau s’impatientait, il referma le livre en se gardant de corner la page à laquelle il avait arrêté sa lecture.

Sur la photographie d’Atget, on remarque une enseigne disparue au premier étage à gauche de la fenêtre: on pouvait alors y lire “au poète de 93” en son souvenir.

 

Une curiosité à découvrir et conjuguer dans la visite de La Cour des Miracles.

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