Nadia Barrientos - Paris Sortilèges

Murs et Fantômes de Paris

    ♦Murs de Paris, Sociétés des marges, Frontières, Sorcellerie♦

Le périphérique parisien inauguré en 1973 sur le terrain hanté de la “Zone” de l’ancienne enceinte de fortification d’Adolphe Thiers, poursuit, de manière moins avouée -ensorcelée- l’édification des frontières de la ville qui, depuis l’époque gallo-romaine au coeur de Lutèce érige ses seuils infranchissables, ses forteresses de guerres et de douleurs, ses zones flottantes où des passages invisibles exigent leurs péages de fièvres.

Sept ceintures successives se sont disputées les mensurations du corps de la ville et à mesure que sa rive droite, la rive profane du commerce et des circulations marchandes grossissait: l’espoir démographique que des faubourgs extra-muros n’ont eu de cesse de recueillir. Sept murs de défense dont une forteresse fiscale (le mur des Fermiers généraux 1784-1860) aujourd’hui fantômes, racontent des siècles de guet et de rondes de nuit où celles qu’on appelait des “coureuses de rempart” (les prostituées exilées aux bords des enceintes de la ville depuis une ordonnance du roi St Louis) vinrent s’établir dans des bord-els “au bord” de l’enceinte du mur de Philippe Auguste.

Sept murs pour sept siècles de nuits opaques sans éclairage où quelques porte-falots scintillaient les entrailles de la capitale sans empêcher le tribut quotidien de quelques vingt cadavres qu’au matin les hommes du guet ramassaient dans Paris, à marée basse.

Sept murs, sept siècles, peut-être sept nuits sans fin réelle ou observables au coeur encore desquelles Paris traverse de longues minutes de siège; guerres latentes: blessures ouvertes.

Alors on sort boire au-delà des barrières le vin détaxé des faubourgs où les guinguettes fleurissent à fleur de pente: dans cette ailleurs non-cartographié où il faut imaginer encore certains dragons terrifier les terrae incognitae des marges du monde.

 

À l’aube, les ivresses refluent intra-muros : ce sont des cortèges désossés de gestes gauches et de nerfs froissés, de drames d’un soir et de maux de têtes qui pénètrent par les portes de la ville depuis les nuits montantes de la Courtille où fleurit le soleil nocturne de Belleville.

“Allons enfants de la Courtille,
Le jour de boire est arrivé (…)”

La Courtille a sa Marseillaise tout comme elle détourne à son profit les effluves qui lui parviennent de la ville où déjà on s’inquiète avec Haussmann de la qualité de l’air et des miasmes qui circulent comme des démons intangibles dans l’étroitesse des rues, avançant cortèges de tuberculoses et de choléra que l’exorcisme Belleville n’enivre pas…L’ivresse ne suffit pas.

Au pied du mur de Charles V (1354-1670) qui du Louvre à la Bastille ceinture trois siècles de guerres souvent civiles, ce sont les miracles qui s’inventent dans des Cours itinérantes qui défient celle des Versailles.


Un royaume d’ambivalence à l’heure où la rationnalisations se découvre un monopole: les coulisses d’une ville-théâtre où pour une population composite de gens sans aveux la mystification devient viatique. Et déjoue un court instant les esbrouffes du pouvoir et la centralisation de ses justices symboliques et univoques.

Un “royaume d’Argot” où la langue cryptée recueille les truandailles qui le jour se fabriquent force d’art sur les places des marchés, un “royaume des gueux” qui reprend à son compte les plates hiérarchies de l’état et les retourne comme anciennement le Fou renversait les valeurs sociales au Carnaval.

 

 

Un royaume de la frontière et de la marge adossé à l’enceinte de la ville que bientôt Louis XIV fera tomber pour dégager la perspective endiablée des boulevards et ses circonvolutions aporétiques où les nouveaux bourgeois du XIXème s. relègueront aux sacrifices civiques des théâtres  le cercle vicieux de leur image.

“Boulevard”: un terme qui en néerlandais signifie “rempart” et qui laisse deviner que chaque “boulevard” moderne recouvre une forteresse où plus d’un destin s’est fracassé. Le boulevard du Crime au XIXème s. et ses théâtres comme bastions

redoublent les frontières imaginaires que les corbeilles du Paradis dans les salles à l’italienne recomposent dans le creuset alchimique des convivialités et des entractes. Paris est tout petit pour ceux qui s’aiment comme nous d’un aussi grand amourréplique Arletty dans le film de Marcel Carné, Les Enfants du Paradis.

Des flots de badauds qui défilent comme des armées et s’émerveillent des façades et des vitrines que la révolution industrielle vient déposer comme une promesse que l’électricité exauce. La guerre s’est déplacée, elle oeuvre au coeur de la ville, anéantissant peu-à-peu l’espace public…et ses forts sont invisibles.

Des foules, bientôt des masses dont la psychologie capitalise l’invisible, des chaos de circulations qui s’entrechoquent sans reconnaître la balistique qui les fédère dans le siège du tout-à-voir.

 

 

Pourtant, il suffit de remonter quelques années pour ne pas voir les fantômes qui hantent les boulevards:

Le daguerréotype du Boulevard du Temple pris un matin à 8 heures par Louis Daguerre depuis la fenêtre de son atelier place de la République nous montre un boulevard désert alors qu’il était bien au contraire noir de monde et déchiré de circulations bruyantes. Le temps d’exposition photographique très long ne permettait pas encore de figer le mouvement dans l’image. Seules deux personnes sur la gauche, à l’orée du boulevard ont été capturées par l’image; un cireur de chaussures et son client arrêtés dans leurs gestes, immobiles: comme au Jour du Jugement dernier suivant une méditation du philosophe Giorgio Agamben dans son recueil Profanations , évoquant cette première image mécanique du surgissement de la figure humaine, il avance: “La foule des hommes (mieux, l’humanité toute entière) est présente, mais elle ne se voit pas, parce que le jugement concerne une seule personne”.

L’homme, immobilisé dans la banalité d’un geste est ainsi rendu à l’immortalité posthume grâce à l’image reproductible. Le triomphe technique rivalise désormais avec le Jugement divin.

Ce sont les photographies de Charles Marville, à la veille de la guerre de 1870 et sous les phares des destructions urbaines du préfet Haussmann, mariées aux clichés dérobés à Paris par Eugène Atget quelques décennies plus tard qui semblent donner chair aux plateaux de la balance:

À gauche, la rue Beaubourg, non loin des Arts et Métiers à Paris vers 1868: on s’apprête à détruire “le vieux Paris”et Charles Marville est le photographe préposé par le second Empire à dresser un portrait mortuaire de cette ville bientôt défunte :aussi, Marville s’installe sur ces décors qui ont vécu comme sur une scène macabre de théâtre anatomique; ses photographies serviront les archives que la photographie alors naissante envisage force de nouveauté. Qui sert de fait déjà à l’anthropologie judiciaire comme instrument objectif de rationalisation des scènes de crime.

À droite, une photographie de Atget dont la démarche toute différente en ce début de XXème s. cherche à multiplier les clichés de la ville et de ses habitants interlopes à destination de l’inspiration des artistes en demande de modèles comme anciennement les recueils d’allégories pourvoyaient aux tarissements de la représentation.

(Photographie témoignant de l’attentat à Paris contre le président Émile Loubet le 31 Mai 1905, archives de la Préfecture de Police)

La scène du crime? Walter Benjamin l’a saisie dans un éclair traversant les images de Atget tels que les surréalistes à son escorte, comme Robert Desnos assimilant le photographe à un spectre venant hanter une ville qui meurt…ou qui est morte et dont “les tombes se sont dispersées”.

Le Paris de Marville est une ville dont on connaît l’échéance puisque tout va être détruit le jour d’après la prise de vue, le photographe adombrant la figure du confesseur qui accompagne le bourreau dans ses hautes oeuvres; les images de Marville sonnent comme des aveux et le couperet de l’objectif est désormais mécanique, comme la guillotine.

(Feue la rue du Contrat Social, Charles Marville, 1866)

La Justice divine ou bien profane-qui saurait démêler la noce?-exige ses spectateurs absents à l’unisson des exécutions publiques qui ne tarderont pas à se commettre dans les cours privées des palais de justices, loin des regards, rejouant sans le savoir les sacrifices rituels dont les devotio antiques exauçaient l’efficace du fait de les déléguer dans l’ombre♦

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