Nadia Barrientos - Paris Sortilèges

 

 

café “la Comédie”, rue de la Reynie

 

Abordages

Nulle négligence plus essentielle que la vieillesse inaperçue des auvents de ses cafés, des marquises fissurées de ses commerces, fait de Paris, encore, une ville du large.

De toutes les attentions que je porte aux traces sagaces qui dans les murs, sur les trottoirs, au-dessus des toits sauvent encore la faille narrative d’une histoire qui se compose, les bouts de tissus pourpre qui retombent lourdement sur le Balto, le Celtic, le voltigeur redressent le langage occulte d’une corporation secrète comme anciennement celui, codé, des faux-mendiants et des voleurs.

C’est le vent, à première vue, qui déchire et retravaille la grammaire.

Ici, le dais paisible où les haltes se succèdent, prend l’allure d’un verbe transitif dont les passants sommes les objets, tantôt directs ou indirects. Là, le ciel délabré du vieux restaurant dont nul devine la résistance, se ressouvient des guerres, des barricades sous la forme gérondive d’une présent comme arrêté…en attendant.

Plus loin, le squelette qui darde ses arêtes comme les coudes ressortent sous les manches, nous renseigne sur les orthographes obsolètes, les circonflexes mis à l’encan, les e fantômes pipés pour la rime, que l’on retrouve parfois dans un poème de Marot mais qu’il faut garder au fond de la gorge comme une sépulture provisoire.

Les verbes défectifs y trouvent aussi l’usage impersonnel de leurs actions. Partout, la pluie, le vent, le jour défrayent l’actualité d’effractions imputables à personne et dont le droit décharge sur les lambeaux de tissu qui nous surplombent les récidives, les blessures, les chantages.

Il y a une jungle d’usages corrompus qui fait chuinter Paris comme dans l’arrière-salle des machines.

Là où les rouages automatisés sifflent des notes effrontées qu’aucune censure ne convoite.

Ce sont les œuvres vives du navire qui dans les profondeurs fédère les algues et le sommeil.

Alimentation générale, pharmacie normale, Ma bouche rit” : parfois le défilé des substantifs laisse poindre le naufrage du littéral et c’est dans la danse froide des enseignes, la revanche des poètes.

On se souvient de Villon qui au soir intervertit le sens des images qui, sculptées au front des murs, permettait aux rues de se poursuivre dans le Ventre de la ville comme une digestion constante.

L’Agnus Dei vint alors remplacer la Truie qui file, la Clef fit mine d’ouvrir l’Huis de fer, L’Autre-monde effaça Le Grand Y vert“.

Ce soir là, Paris disparut complètement. Qu’on ait fait venir les Inquisiteurs du Châtelet pour soumettre la ville à la Question: la gueule muette de ses auvents redoublait la farce des Enfers. Sans aveux : la mémoire des auvents, des enseignes, de leur kabbale.

C’est le grimoire qui se devine derrière la messe canonique des grammaires. Tout un peuple d’approximations et d’altérations chantantes, d’usures et de glissements féroces. Des mercenaires sans guerre qui viennent piller la langue, des faux-épileptiques qui font trembler l’usage courant, des estropiés qui singent les béquilles du bien dire. Le langage est la fraude essentielle.

Au vent des licences et des brevets sont laissés les rebuts imputrescibles des reliques : ceux-ci féconderont les chapelles futures les plus courues où des cryptes imaginaires assureront garder l’étalon-or d’une convertibilité universelle- la communication.

Les auvents dansent au jour comme anciennement les cadavres décharnés des pendus sur les gibets : à leur insu, ils font montre de la souveraineté d’une Justice. Non plus qu’ils dissuadent ou bien imposent mais fragilement ils nous transmettent l’intuition d’un chemin toujours encore à faire, inarpentable et offert.

Les figures de style réveillent soudain l’indice d’une feinte servitude ou d’une planque enthousiaste. La redondance par exemple, 121 rue du Faubourg-du-Temple sur l’enseigne du bar “Bar le Faubourg-Le Faubourg-Le Faubourg-Bar Le Faubourg” martèle-t-elle le sens pour nous convaincre ou bien l’épuise-t-elle pour l’annuler comme un sort se détériore dans la bouche ?

121 rue du Faubourg-du-Temple

À moins que l’anaphore vienne ici reprendre son souffle, au bas de la Courtille qu’il va falloir gravir en empruntant la rue de Belleville, raide et sans détours, jusqu’à peut-être retrouver l’air pur du poème, passées les fumées délétères des usines où le XIXème s. tint parqués à l’Est les quartiers populaires.

Au plus haut de la colline, après une halte imaginaire “Au Repos de la Montagne” dont seule la photographie de Willy Ronis désormais renseigne le fantôme,

“Au repos de la Montagne”, Willy Ronis, 1955.

après avoir suivi le cours souterrain des rigoles de Belleville rue des Cascades qui se mêlent à la surface avec les eaux mystiques de Jourdain, la route des eaux qui descendent vers la ville rejoint le point culminant des ivresses ouvrières.

Là, à Télégraphe, le Golgotha des soifs : le fantôme de la tour de Chappe et ses bras de bois articulés comme le Mistère de la Passion qui se réverbère à distance dans le relais des feux des phares. À côté, les châteaux d’eau scellent, immobiles, l’oscillation savante d’une avant-garde sur le qui-vive.

Châteaux d’eau, métro Télégraphe.

Au pied du mystère, dans les guinguettes qui désaltèrent les soldats étrangers de la main d’œuvre populaire on joue aux dés et on parie les dernières rixes du crépuscule…

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