Nadia Barrientos - Paris Sortilèges

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Née dans la ville des Nuits de Restif de la Bretonne,
c’est à Paris qu’elle se découvre un intérêt pour l’alchimie et pour l’illusionnisme, deux creusets de pratiques et de spéculations qui orientent le regard qu’elle porte sur le monde et dont elle nourrit ses recherches.
Historienne d’art, son travail entend réveiller les hantises que la représentation envoûte dans les discours et les images figées et à conjurer les destins institutionnels de la mémoire, pour redonner souffle à l’intuition que l’imaginaire est l’outil vivant et offensif des métamorphoses.
L’image -qu’elle soit tangible, mentale, fantôme, ésotérique, idéologique, etc. -devient le creuset d’un déplacement du regard et de sa circulation, dans le hors-champ paradoxalement sensible de l’invisible. Il s’agit alors de remettre en jeu et en risque une traversée politique hantée des métamorphoses du regard pour renouer avec la magie au sens plein: le mystère de ce qui circule et agit entre le visible et la vision, entre les hommes et les choses et qui laisse deviner l’accès ambivalent d’une aliénation et d’une liberté possible.

 

                           Le Bateleur

Son travail se place sous l’auspice de la figure du Bateleur que l’on retrouve dans l’iconographie du Tarot de Marseille. Magicien à la fois précaire et ingénieux, philosophe et charlatan, roi de l’oxymore entre cour et jardin et que l’on croise toujours à la marge, à la frontière, il  opère, selon elle, une transaction fondamentale dans l’espace autant public que psychique : celle qui inscrit la tentation d’un écart.

Écart, pas de côté, misdirection qui, par mystère ou bien par jeu, laisse infiltrer le doute et ce faisant, rebat les frontières entendues du vrai et du faux, de l’intelligible et de l’énigme, du proche et du lointain.

Le bateleur, les bateleurs -et ils furent nombreux à Paris à mystifier les badauds sur le Pont-Neuf- ont partie liée avec l’intelligence des conversions, des métamorphoses.  Il n’est pas étrange de les retrouver à l’ombre des changeurs de monnaies et de devises qui s’installent au Moyen-Âge sur des bancs de fortune sur le bien nommé Pont-au-Change. Parce qu’ils sautent sur les bancs et les convertissent en estrades éphémères de leurs spectacles, on les dénomme “saltimbanques” suivant l’usage d’un terme improvisé dans l’influence italienne des troupes de comédiens d’Arlequins et de Scaramouches invitées à Paris par Henri IV.

À l’ombre des transactions économiques et de l’usure, de la spéculation naissante et du crédit du capitalisme encore en germe, les bateleurs, parce qu’ils retournent sans cesse la logique narrative des effets et de leurs causes, faisant montre de merveilles où le doute vient éclore, avancent sur la scène philosophique des Lumières et de la mitoyenne société de contrôle et du spectacle in progress, le soupçon d’une imposture triomphante.

Figure de l’indétermination, du “clair-obscur”,qui transcende alors sa définition strictement picturale pour se découvrir magique -in fine politique- le Bateleur révèle sous les oripeaux de l’inoffensif saltimbanque, l’artère d’une pensée étendue de la subversion.

Il réallume la puissance de l’illusion.

Maître d’une signification labile,vivante au seul titre qu’il la recompose, le Bateleur sait que les êtres et les choses n’existent pas: ils apparaissent.(“All the world’s a stage, and all the men and women merely players”) Il sait, encore, que les êtres et les choses ne fixent leurs apparition que le battement infime d’un instant: bientôt, ils s’évanouissent…

Mais il arrive qu’ils changent et se transforment; dans la nature et la psyché.

L’histoire apparaît alors, comme la toile d’apprêt où une lanterne magique projette des fantômes.Les ombres se succèdent à la faveur déclinante des sursauts de l’étincelle.

Fantasmagorie orchestrée par Robertson dans feu le couvent des Capucines, Paris, 1791.

En repentir, subsistent, invisibles, les heurts de ceux que les registres n’ont pas comptés, que les souvenirs n’ont pas fixé : comme sur les daguerréotypes primitifs dont le long temps de pose ne permettait pas de sensibiliser le mouvement des personnes, les foules fantômes saturent l’horizon sonore des marchés où se poursuivent, fossiles,  les échanges.

Paris, scène de marché au port de l’hôtel de ville, Charles Nègre, 1851.

 

                     La Lutte du “Fixe” et du “Volatil”

Nadia Barrientos - Paris Sortilèges(Clavis Artis, traité hermétique anonyme, XVIIème s.)

L’image-la représentation dans un sens large-est “saltimbanque” : parce qu’elle trame et détrame en un seul geste ce qu’elle offre à voir et ce qu ‘elle fait disparaître, elle inscrit le désir au centre d’un combat dialectique où les forces en tension ne s’opposent pas tant qu’elles participent d’une noce avec l’éclair d’un présent rendu, l’ivresse, la coïncidence d’un instant vécu.
Voici, peut-être, ce que Walter Benjamin soupçonnait lorsqu’il appelait à « faire de la poétique une politique qui commencerait par gagner à la révolution les forces de l’ivresse ».
Les alchimistes parlent, eux, de “la lutte du Fixe et du Volatil” : en même temps,une force de composition et l’autre, de dissolution, rendent sensible le mouvement à l’œuvre dans la métamorphose des choses. Ainsi, la partie est constamment remise et les joueurs se survivent, reprenant aux visages anciens des tricheurs de cartes, la ride bienséante par où traverse ce que le temps engage de fraude.

L’ iconographie a coutume de représenter cette lutte invisible au cœur des choses sous la figure d’un animal fantastique, paradoxal :un “ouroboros”, double serpent ailé et aptère se mordant la queue.
Solve et Coagula” (Dissous et coagule) est sa devise: on retrouve le paradoxe qui désormais embrasse une lutte -un jeu?-vivant dans la pensée, mais aussi dans l’histoire et la mémoire et dont notre regard s’ignore l’étincelle.

S’invite alors une traversée de l’histoire des représentations,des croyances et du regard tendue par le déplacement poétique et politique d’une remise en jeu complice d’une intraçable liberté.

Cette traversée, bateau ivre et Nef de Fous, innerve les horizons divers et féconds que déclinent les collaborations que Nadia engage avec les lieux, les artistes, les penseurs, les poètes, les illusionnistes et parfois, les anachronismes et les jeux de cartes.

Mnémonaute” : elle traverse le temps, les cristaux de la mémoire et des représentations qui finissent par sédimenter la part occulte et invisible des édifices de croyances et de fantômes qui reviennent sans crier gare. Elle rebat ainsi le jeu d’une partie toujours en cours, reprenant au Bateleur, à l’alchimiste, au savant et au charlatan, leur commune affinité dans l’Art ancestral d’attiser le Feu.

Questionner l’Art de la Mémoire aujourd’hui à l”heure d’une culture de l’image virtuelle et de la mise en banque d’images du patrimoine universel, c’est interroger les destins de l’expérience et avec Walter Benjamin,se demander « Que vaut tout notre patrimoine culturel, si nous n’y tenons pas, justement par les liens de l’expérience ? »

Réintroduire le mot “magie” dans le champ des connaissances et des discours, c’est soulever une réflexion cruciale sur la puissance de la représentation et d’une politique étendue de l’illusion. La sorcellerie a certes, déserté le territoire stratégique de la lutte des pouvoirs: il ne reste pas moins que les détournements de forces et les misdirections opèrent encore, masqués le plus souvent derrière la feinte rationalité techno-économique.

C’est alors remonter la pente impossible des métamorphoses et des errements que d’entreprendre l’arpentage anachronique qui depuis les paganismes et leurs oracles vient se fondre dans le creuset des gouvernements de l’attention  et la programmatique des algorithmes.

C’est, heureusement, abattre la perspective, ce sortilège pictural de conditionnement du regard pour en faire issir les hors-champs: depuis les scènes désaffectées la Cité idéale rêvée par la Renaissance jusqu’aux ruines urbaines les plus contemporaines à l’heure du Grand Paris.


C’est donc un Sortilège où le Temps n’est qu’un agent, brouillé par le sfumato initiatique des rites de passage dont la nuit occulte la forge que Nadia réveille, aussi, au travers une histoire de Paris originale : une histoire non-linéaire et qui sait s’adjoindre l’anachronisme comme moteur d’une mémoire vivante, palimpsestueuse, qu”elle investit comme une matrice poétique et subversive sur la page comme dans la ville, et dans leurs marges.

Paris devient le creuset alchimique d’une matière “fixe” -que l’histoire, l’archive, la patrimonialisation et ses discours travaillent à figer dans le cénotaphe de la Culture et comme un rempart fragile contre la mort- et d’un esprit “volatil”, insaisissable qui “court la Gueuse” et dont on devine la note dans l’intraçabilité des croyances et des coutumes, des nuits qui se succèdent, des traditions orales et des ivresses populaires, des errances des poètes et des brigands qui depuis Villon jusqu’à Debord poursuivent le jeu d’une énigme individuelle, universelle dont le dialogue se poursuit dans la ville comme rébus, à l’insu souvent de ceux qui la traversent.

Gage paradoxal de survivance de ce qui échappe à la thésaurisation écrite, la rémanence d’un toponyme dans la ville, la hantise d’une métaphore, la survivance d’un jeu de mots dans le règne littéral d’une signalétique dont la transparence est l’étalon, la surprise d’un geste qui s’ignore une filiation vivante : autant d’éclairs, de fulgurances, de traits d’esprits qu’un occultisme urbain sait conserver à raison de risquer à perdre.

Peut-être là la sagesse de l’alchimie qui nous apprend, à l’encontre préventive de notre culture toute entière rivée à la conservation littérale, matérielle, que la métamorphose a une intelligence qui lui est propre : celle qui sait que le jeu et la mort sont des alliés dans l’aventure d’un monde qui reste présent au même instant où il s’efface.

Images ? Persistances rétiniennes ou bien fantômes, les regards que nous inscrivons dans le temps et dans la ville, nous sont rendus à chaque instant gonflés de ceux qui nous précèdent et qui nous suivent.
Ici: “l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation”.
La ville devient par l’enchantement du dialogue des temps mêlés, ce qu’Auguste Blanqui entraperçut mélancoliquement dans ce qu’il appelait “l’Éternité par les astres” : une Révolution.

Il faut être un “homme de liens” à l’instar de Giordano Bruno pour se risquer à “marier le monde” comme nous l’a soufflé Pic de la Mirandole dans sa définition humaniste de l’Art magique.

Reprendre, dans le cortège des Cours des Miracles dont le théâtre inventait une zone de résistance, les routes les moins traçables: les carrefours et les traverses, les équivoques…et les pirouettes.

…Pour ensorceler le sortilège: « désocculter l’occulte…et occulter tout le reste ». Il reste un abîme, heureux, qui sépare encore l’image de sa signification, n’en déplaisent aux nouvelles scolastiques. Les illusionnistes parlent dans leurs tours de “parenthèse d’oubli”. Cette tâche aveugle, ressort sonore de ce qui souvent dans notre culture apparaît sous le voile de l’énigme ou du commerce -en ce sens qu’elle replie deux pôles d’apparence contradictoires, absence et présence, geste et puissance- permet le libre-échange des désirs, des regards et ce, dans la perspective d’une coïncidence promise mais toujours différée, différante.

Aussi, ce seuil dynamique d’économie imaginaire, cette “table du Bateleur” où la circulation opère apparaît à juste titre escamotable: à la fois soupçon des aliénations les plus sévères et nonobstant creuset d’une liberté à parcourir.
L’opération de l’image est le lieu d’un départ .

Pour nous engager à la dérive… dérive en des méandres que le fleuve redouble à la surface, d’une écriture gardée sauve de toute saisie. Et que les Nautes de Lutèce ont mise à flot dans une devise:

“Fluctuat Nec Mergitur”:Pour naviguer toujours…

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