Nadia Barrientos - Paris Sortilèges
Un officier “Arlequin”, anachronique

Officier indiscipliné, il avait combattu loin de la France, durant la guerre de Crimée puis en Afrique, en qualité de Zouave. Durant le siège de Paris en 1870 par les Prussiens, il participe au combat de Buzenval et il est nommé chef de la Xème légion de la Garde Nationale. Vêtu d’une manière fantasque, son costume d’Arlequin recomposé- grandes bottes à retroussis, tunique à parements rouges, éperons à l’orientale, une plume pourpre à son chapeau- rappelle l’extravagance vestimentaire des anciens mercenaires européens de la fin du Moyen-Âge, les “lansquenets”: c’est le sabre traînant sur le pavé à la manière d’un Satrape anachronique qu’il défend les fortifications du Sud de Paris.

Pendant la Semaine Sanglante de la Commune de Paris, il se range aux côtés des fédérés et joue un rôle très actif dans la défense de Paris. Il occupe les lieux publics, signe des affiches et des proclamations.Le 1er Mai 1871, il est nommé lieutenant-colonel par la Commune. Le 22 Mai, Jules Vallès rejoint Lisbonne sur la barricade de Versailles:”C’est le frais du matin, un flot de mélancolie au cœur ­ c’est la vue du ciel bleuissant ! . Lisbonne monte sur les pavés, harangue ses maigres troupes: discours souple, franc et crâne”.

L’écrivain Edgar Monteil rapporte un truculent portrait: “Il portait une tunique de zouave, un pantalon large dans des bottes molles, une écharpe rouge, et un chapeau noir, avec une plume rouge, à la Fra Diavolo. Je l’appelais  le “Murat de la Commune”. Il se faisait suivre partout par un Turco qui fut plus tard tué à ses côtés. C’était un des hommes les plus braves qui se puissent rencontrer. Je l’ai vu au fort d’Issy, qui n’était plus qu’un amas de terres bouleversées, s’exposer au feu avec le mépris du danger ou plutôt, l’insouciance complète du danger.»   

Maxime Lisbonne devient ce “D’Artagnan de la Commune” que le folklore posthume viendra inscrire dans les mémoires.

Le 23 Mai, il organise la défense du Panthéon, le 25 Mai, il est à la tête des barricades du Château d’eau et des environs.

Le 26 Mai, sur la barricade de la rue Amelot, il est grièvement blessé à la cuisse: transporté à l’hôpital de St Mandé, il y est reconnu et transféré derechef à l’hôpital militaire de Versailles.Condamné à mort sous l’inculpation de dévastation, pillages et participation aux incendies de la rue Vavin, sa peine est commuée en travaux forcés à perpétuité…au Bagne de Nouvelle-Calédonie où il partagera sa peine avec son amie de toujours, Louise Michel, jugée quelques jours après lui devant le même conseil de guerre.

Mis à la double chaîne, traînant le boulet près de ceux qui étaient réputés les pires criminels, il subit d’abord leurs insultes, puis s’en fit respecter:  “Lisbonne, frappant sa béquille, relevait la sienne sous sa crinière ; il avait des allures de lion” rapporte un de ses co-détenus.

ll fallut du courage à Maxime Lisbonne, classé aux « incorrigibles », nom donné à une catégorie de transportés pénitentiaires, pour survivre à cet enfermement carcéral qui dura 8 longues années sous le N°4589 à la presqu’île DUCOS.

En 1880, du fait de l’amnistie, Lisbonne est libéré et il revient en France… Une lettre qu’il a écrite le 18 Mars donne le ton:

Je rentre la tête haute et fière…Après huit années de bagne, je revois la capitale. Salut à toi, Paris ! ville des martyrs qui a vu couler le sang le plus pur et le plus généreux. Les huit années de tortures que j’ai vécu rendent plus vif et plus entier mon dévouement à ta cause.”

Le bagnard saltimbanque…et l’art politique du théâtre

Qui ne se souvient de Lisbonne, caracolant sur son cheval arabe, vêtu mi-partie en garde national et mi-partie en je ne sais quoi de grenadier de Sambre et Meuse ?”

Ses amis et compagnons de lutte l’accueillent dans la liesse et organisent le jour de son retour un dîner d’honneur. Lisbonne s’installe à Montmartre, 8 rue Saint-André. Ses voisins en gardent un souvenir carnavalesque: “Il avait acquis une voiture ayant appartenu au Duc de Brunswick et qu’il avait peinte en rouge. Dans  cet équipage attelé de deux chevaux étiques, adornés de grelots, le Colonel revenait se coucher à 2 ou 3 heures du matin et réveillait toute la rue par le bruit de ferraille de son véhicule

 

 

C’est désormais à Montmartre, que Lisbonne consacre comme “la capitale du monde civilisé” que l’ancien colonel aux frusques composites recompose son destin et s’impose dans le milieu artistique et politique de la scène populaire: il devient patron de cabaret, à l’ombre du naissant “Chat Noir”que Rodolphe Salis vient d’ouvrir au 84 bld de Rochechouart.

La Taverne du Bagne, un creuset de survivants

C’est à l’angle de la rue si bien nommée “des Martyrs” et du boulevard de Clichy que Lisbonne ouvre en 1883 sur le terrain d’un ancien bastringue de barrière, un établissement dont le titre affiche la couleur: la “Taverne du Bagne”.

Référence directe à son passé le plus récent, il transforme rapidement l’ancienne guinguette impersonnelle où les soifs de tous abouchent à une impasse en un théâtre subversif où se rejoue l’histoire récente en donnant le rôle titre à ses témoins, ses survivants.

À quelques mètres du célèbre “cabaret de l’Enfer” qui réveille le goût néo-forain des cabarets à thèmes conçus comme de véritables trains fantômes, Lisbonne ajoute une dimension politique à cet art de l’ivresse que les estaminets se disputent alors.

il faut faire de la politique une poétique et reprendre à la révolution les forces de l’ivresse“: cette phrase de Walter Benjamin a été mûrie, avec 50 ans d’avance, dans le creuset philosophico-politique des bars à thèmes du forçat.

Lisbonne fait blinder dans un premier temps la façade de son boui-boui avec des plaques en fer-blanc, et placer deux portes cadenassées qui portaient en lettres rouges les inscriptions : « Entrée des condamnés, et Sortie des libérésl’espérance est bannie de ce lieu… ». À l’entrée, des « gardes- Chiourme » annonçaient l’arrivée des clients, en criant des condamnations :”Duffan Anatole! vingt cinq ans de réclusion!” Sur les murs étaient dépeintes des scènes de bagne avec force réalisme.On y était servis par d’anciens bagnards en habits de détention: ils portaient la veste et le bonnet des relégués. Sous le bras, relié a leur cheville par une chaîne, un boulet creux accueille la serviette utile à leur service et avec laquelle ils essuyaient les tables. Le soir, on y dégustait les spécialités: la soupe “kanak” et l’absinthe “de Nouméa”.

Stratège marketing sans le savoir, Maxime Lisbonne avait rendu les consommations obligatoires d’une astucieuse manière : le paiement d’une consommation donnait droit à un carton vert ou jaune sans lequel, à la sortie, on ne pouvait être « libéré ».

Le lieu devient vite incontournable: Paul Lafargue, dans une lettre à Engels datée de 1885, raconte: “Lisbonne, cabotin de profession, vient d’avoir l’idée géniale d’ouvrir un café où les portes sont des grilles, où les tables sont enchaînées, où tous les garçons sont vêtus comme des galériens, traînant la chaîne et la double chaîne“. En face, la brasserie des Martyrs accueillait déjà des clients notoires parmi lesquels se rencontraient Baudelaire, Alphonse Daudet, Claude Monnet, Jules Vallès… Le Montmartre des barrières devient à cette époque le refuge artistique et politique de ce qu’a posteriori on qualifiera de “Bohème” et qui compte parmi ses rangs son lot d’électrons libres, d’esprits singuliers, ingouvernables et dissidents.

Les cabarets politiques que Lisbonne infiltre dans la ville deviennent la scène où l’ancien forçat raconte le Bagne et présente le programme de la Commune dont l’actualité reste vivante.

La Taverne du Bagne, un pied dans la lutte du champ de bataille, un pied dans la trêve provisoire de la scène du théâtre, fait salle comble: “Chaque soir, son théâtre servait de lieu de rendez-vous aux vieux communards comme aux jeunes collectivistes, il les tutoie tous “.

En sus, Lisbonne affûte sa plume pamphlétaire de journaliste: en 1884, poursuivant la lutte de la Révolution sociale, il lance le journal maratiste “l’Ami du peuple” et produit, en orbite de sa taverne une “gazette du Bagne” où il propage ses idées.

Les Frites Révolutionnaires

Mais Lisbonne ne s’arrête pas là. Le 6 décembre 1885, il défraie la chronique en offrant un grand déjeuner gratuit “Aux malheureux du 18ème arrondissement”. L’initiative rencontre un tel succès, que dès 5 heures du matin, une queue formidable  contourne la Taverne du Bagne et, en cinq fournées, on sert à manger à plus de trois mille pauvres !

Quelques années plus tard, en 1888, contraint de déplacer sa Taverne du Bagne au 12 rue de Belleville, il devient le patron d’une taverne d’un nouveau genre, à quelques mètres de l’ancienne. Au 54 boulevard de Clichy, l’impénitent fantassin-arlequin ouvre “la taverne des Frites Révolutionnaires”. Sa singularité?  Charles Chincholles, un habitué d’alors nous la révèle: “Les pommes de terre frites sont apportées aux garçons par des mannequins grandeur nature qui représentent ou Napoléon III,ou Louis-Philippe, ou un propriétaire, ou un huissier de justice, ou un frère, selon que le client demande une frite cuite à la graisse bonapartiste, à la graisse royaliste, à la graisse de propriétaire, à la graisse d’huissier, à la graisse cléricale.Les frites boulangistes sont servies par un cheval noir, et les frites révolutionnaires par un lapin”

En 1889, il était candidat fantaisiste aux élections législatives. Ses outrances, ses tapageuses réclames, ses facéties et son vécu font de lui un cabotin incontournable de la politique et du spectacle. Il ouvrira d’autres lieux aux noms qui lui ressemblent comme le “Casino des Concierges” et le “Ministère des contributions directes” ou encore le “Concert Lisbonne”.

Mais il finira par faire faillite: l’heure tourne et déjà la politique se transforme sans ambivalence, sans plus d’humour… en spectacle. Et le spectacle industriel des Music-Halls et des cinémas remportent bientôt le consensus des générations futures qui, indifférentes au témoignage des acteurs contemporains, leur préfèrent des avatars et se ruent dans les salles obscures où un imaginaire standardisé se fabrique, au gré des prospectives commerciales.

Les cabarets de Lisbonne déserteront la gouaille dissidente des survivants de la Commune sur un air piqué d’Aristide Bruant qu’on entend encore parfois gueuler, le soir lorsque les fantômes daignent revenir.

Les cafés perdront leur nerf d’ambiguïté qui en faisaient le repaire subversif où l’histoire se recomposait à la manière d’un uniforme de mauvais zouave.

…et les costumes d’Arlequins deviendront l’apanage des enfants commémorant le lustre sans trop fièvre de leurs fades anniversaires

 

 

Menu