Nadia Barrientos - Paris Sortilèges
Fantômes, Révolution et Prestidigitation

•L’extradition des morts et la hantise des morts-vivants

Le XVIIIème s. et son acmé de la Révolution française invite à Paris une fabrique à fantômes sans précédent.

Fantômes des victimes qui passent en accéléré sous le couperet de la guillotine comme bientôt les images fixées par l’obturateur de l’appareil photographique: quelque chose s’accélère, les fantômes se (re)produisent de manière mécanique et s’accumulent comme jamais entre deux mondes dont les frontières deviennent poreuses: celui de la politique et du spectacle.

Déjà à la fin du XVIIIème s, à la veille de la Révolution, le déplacement hors de la ville des morts du grand cimetière central des Innocents avait induit un bouleversement du partage des frontières entre les morts et les vivants: les défunts jusqu’alors au cœur de la cité et avoisinant les affaires contingentes des marchés et des bordels, étaient désormais relégués dans un ailleurs lointain, escamoté aux regards familiers et quotidiens. Trappe de disparition scénique? À L’image d’une terre d’asile extra-muros où l’on remise les indésirables du corps social, les Catacombes dans un premier temps, creusées dans les sous-sols des anciennes carrières du sud de Paris puis les cimetières “pré-fabriqués” par Napoléon au début du XIXème s.dans les communes des faubourgs (Montmartre, Père-Lachaise, Belleville, etc.) recueillirent les dépouilles de ceux, qui pour des questions d’hygiénisme et de rationalisation urbaine, n’étaient plus tolérés parmi les affaires et les mœurs des vivants.

Nadar, Catacombes de Paris (constitution de l’ossuaire), 1861

Aussi, et quelque chose que l’histoire sous estime ou passe sous silence en général: les vivants ainsi dépossédés de leurs morts familiers-avec lesquels ils avaient vécu et négocié au quotidien durant des siècles- se retrouvent brutalement amputés d’un lien vital paradoxal. Cette solidarité rompue, cet espace intangible écartelé de transactions rituelles, mentales,affectives que permettait la proximité et in fine un apprivoisement de l’au-delà fait escorte au tournant du XIXème s. à une hantise sans précédent, bientôt rattrapée par les spectres plus froids de la technique et de la croyance du progrès. 

C’est dans la littérature gothique et fantastique (Le Moine de Lewis, les contes d’Edgar Allan Poe, etc) mais aussi sur les scènes des théâtres et enfin au plus proche des égrégores collectives, ces concrétions des rêves et des désirs qui traversent et rendent parfois solides les espoirs mêlées de craintes d’une époque,que s’invitent des figures nouvelles, drapées d’ambivalence: morts-vivants et vampires, Dr Jekyll et Mister Hide, cataleptiques et nécromants.

On peut à juste titre postuler que ces figures qui tout d’un coup surgissent, “deus ex machina” et colorent l’ère des Lumières d’un arrière-plan d’anticipations fantastiques et de hantises, ne sont que le reflet-réverbéré, métamorphique- du lien rompu entre les vivants et leurs défunts.

Bientôt, le XVIIIème s, et au seuil des bouleversements politiques qu’inconsciemment il présage, se transformera en une véritable machine à fantômes: théâtrale, illusionniste, politique…et obscurément industrielle.

•La crainte ou l’espoir: Prémonitions, Hantises

Les magiciens et les politiques le savent (pas encore les neurosciences): le désir de l’homme altère sa vision des choses, les craintes et les espoirs qui l’habitent font dévier le cours des évènements et réussissent à lui faire voir ce qu’il espère à la place de que ce qui, imperturbablement, lui fait face. En prestidigitation, on parle de “misdirection”:pendant son tour, l’illusionniste dirige inconsciemment le regard des spectateurs vers un angle mort; pendant ce court instant aussi fragile que la seconde, il fait apparaître ou disparaître un objet que les regards ne verront pas. Puis, l’attention libérée des spectateurs constatera l’apparition ou l’évanouissement dudit objet exauçant l’effet magique ourdi par l’habileté de l’officiant: incapable de remonter les lois causales narratives qui permettent de souder l’avant avec l’après, l’attention des personnes ainsi piégée dans le savant récit des gestes du magicien s’abouche naturellement à l’étonnement, la perte de repères, au doute et à la percée de l’incroyable, de l’impossible.

L’anthropologue Marcel Mauss parlera “d’instant de la prestidigitation”: manifester l’incroyable par le truchement de repères narratifs et perceptifs des spectateurs, c’est infiltrer, dans le cours d’apparence figé des évènements qui se succèdent, une bifurcation des devenirs et des possibles.

L’Histoire en un sens, et à plus forte raison au XVIIIème s, devient une savante mise en scène. Déjà, la découverte extraordinaire des vestiges presque intacts des villes disparues au Ier s. d’Herculanum et de Pompéi et qui engagera des fouilles à grande échelle inventant le destin d’une science de profanation des sous-sols qui s’ignore encore-l’archéologie- avait réveillé un soupçon inattendu: les civilisations défuntes ressuscitent, les morts reviennent et ont des choses à nous apprendre.

Pompéi, les cadavres d’un maître et de son esclave

Ils ne sont pas tout-à-fait morts puisqu’ils ne font que dormir sous les couches géologiques qui les recouvrent et que l’homme peut enfin creuser dans les ténèbres de la terre -ces couches de temps- pour ramener à la surface dans l’espoir de les faire parler. Nécromancie moderne que justifie le masque de la rationalisation et de la science, les hommes du XVIIIème s. qui créeront les premiers musées comme des terres d’asile où venir déposer tous ces talismans, tous ces éclats, tous ces fragments, se découvriront investis d’une mission nouvelle: celle de devenir les garants du Temps, les sauveteurs et les fabricateurs du passé…les artificiers des avenirs.

C’est la naissance du patrimoine culturel, cet aval qui justifie l’autorité des légats et descendances et leur main mise sur le devenir et le destin. C’est une méditation des filiations, des héritages et des conquêtes. L’archéologie naissante dévoile un butin de guerre qui viendra exaucer symboliquement la fiction construite par des hommes inscrits dans le temps de leur histoire. Bientôt, les choses se renversent: alors que jusqu’alors on se gardait bien d’explorer les sous-sols où on postulait la demeure sacrée des morts et des esprits, on ne s’encombre désormais plus d’aucun scrupule pour creuser les entrailles terrestres dans l’espoir d’en ressortir les trésors qu’on devine et le tour prend vite la cadence frénétique d’un travail  à la chaîne, industriel et en série.

À mesure que les fouilles se multiplient, prises dans l’engouement avide de la recherche d’indices faciles à faire valoir le discours historique linéaire, une autre figure se fait jour qui sera appelée à une fortune considérable dans l’horizon imaginaire, philosophique: la ruine.

Car les gisants intacts de Pompéi furent un hapax: bientôt les fouilles mettent au jour des vestiges plus épars, moins lisibles. Les premiers musées européens se remplissent soudain de milliers de fragments tronqués, dont l’unité originelle et la compréhension s’avère souvent impossible…et que l’on condamne à une catalepsie étrange sous des conditions de plus en plus optimisées, dans les salles et les réserves des musées.

L’imaginaire du XVIIIème s, en même temps qu’il travaille au mythe balbutiant d’un progrès en ligne droite, se réveille comme un miroir brisé: deux forces, l’une d’agrégation et l’autre de dissolution, manifestent aux hommes de concert leur condition la moins infalsifiable: celle de leur constant devenir.

De cette contradiction à l’œuvre dans la nature et dans l’histoire, l’esprit du temps se teinte d’une ambivalence déroutante. Les Arts, la littérature s’en font l’écho : projections imaginaires de ruines à venir, prémonitions fantastiques et catalepsies tressent un décor en demi-teinte où rien ne s’avère définitif, contrairement aux certitudes du siècle classique.

Le réel se double ainsi, dans la vision des artistes mais aussi dans la prospection des philosophes, des politiques, d’une scène hantée par les fantômes des possibles. Et cette couche imaginaire ne tarde pas à altérer le réel lui-même et la vision de ceux qui l’imaginent et s’y insèrent.

En 1771, l’écrivain Louis-Sébastien Mercier publie un ouvrage curieux qui a pour titre “L’An 2440, rêve s’il n’en fut jamais“et qui vaut aujourd’hui de premier roman d’anticipation du genre. L’auteur s’y projette dans le Paris du troisième millénaire et forçant l’anachronisme, déroule un manifeste politique qui rend justice aux idées des philosophes des Lumières, ses contemporains.Dans le Paris rêvé de 2440, l’oppression et l’injustice ont disparu, la raison et la philosophie sont le moteur du progrès au sein d’une ville régénérée et exemplaire. Sous le couvert du pamphlet de dénonciation des abus de l’Ancien Régime, Mercier exerce un Art divinatoire digne des tarots et des oracles  : de fait, il l’avouera lui-même qui disait “je suis le véritable prophète de la Révolution”.

Vue imaginaire de la Grande Galerie du Louvre, Hubert Robert, 1796

Le peintre Hubert Robert, premier conservateur du Musée du Louvre, peint en 1796 comme une offrande rituelle de fondation qui cristallise le programme prospectif d’une époque: sur les cendres encore ardentes de la Révolution française, l’artiste donne à voir une vue fantastique de la Grande Galerie du Museum dans un futur anticipé. La voûte-dont il encourage à l’époque l’ éclairage zénithal- s’est effondrée et laisse apercevoir le ciel changeant où les nuages se succèdent, indifférents. Les arcades ouvrant sur l’infini d’un point de fuite indiscernable rappelle le squelette du bâtiment où parmi les vestiges d’œuvres fameuses (on reconnaît un buste de Raphaël et l’esclave mourant de Michel Ange), un artiste solitaire -un avatar de Robert lui-même- recopie l’Apollon du Belvédère parmi quelques manants qui se réfugient du froid entre les murs en ruines du musée.

Au même moment et en plein cœur de la tourmente, à quelques kilomètres à l’ouest de Paris près de Chambourcy, François Racine de Monville, un aristocrate, se fait construire un domaine fantastique entouré d’un vaste jardin à fabriques, dans le goût anglo-chinois: le Désert de Retz. Fausses ruines scandent le parcours d’apparence ensauvagé: colonne à demi détruite, chapelle gothique en ruines,tente Tartare et temple au Dieu Pan apparaissent dans le paysage au hasard des dénivelés comme les balises anachroniques d’un Memento Mori inscrit dès l’origine.

La colonne à demi-détruite et la chapelle gothique en ruines du Désert de Retz.

C’est la Nature Morte à l’échelle vivante du paysage: le vers dans la chair rouge de la pomme laisse présager la putréfaction déjà à l’œuvre qui ne tardera pas à dissoudre la composition. Les amis du riche rentier s’y promènent (dont Marie-Antoinette qui s’en inspirera pour son Hameau de la Reine à Versailles) et découvrent, au hasard bricolé des perspectives, les apparitions délabrées de ruines feignant l’antique dans un parcours allégorique qui rappelle les détours initiatiques de l’imaginaire ésotérique.

Comme l’hallucination collective d’une époque, ces présages que l’art conserve encore, témoignent, mieux que les discours rapportés de leurs acteurs, de pressentiments que le cours des évènements ne tardera pas à vérifier: bientôt, la Révolution et la Terreur anéantiront l’Ancien Régime dans le sang et les philosophes des Lumières s’appuyant sur la Raison et la technique, infiltreront la conscience de plus en plus froide de l’homme moderne et des gestes qui le fondent.

Bientôt, les pressentiments et les prospectives, les talismans et les incantations, toutes les craintes, tous les espoirs qui se survivent dans les œuvres, les images, tous les fantômes tenaces qui résistent à la standardisation du temps et de l’espace -dont la mise aux normes universelles sera le fruit de la Révolution- deviendront des ombres désenchantées qui ne viendront hanter que les scènes interlopes des théâtres de boulevards et des dernières baraques de foire…avant que le cinéma ne les capture pour toujours dans la reproduction d’une mécanique ensorcelée que la science démystifiera pour mieux commercialiser et reproduire…

·Les Fantômes reviennent sur scène une dernière fois: les “Fantasmagories” Révolutionnaires à Paris de Philidor et de Robertson

 

La lanterne magique, procédé optique de projection via une lentille dans une chambre noire, d’images peintes sur le verre rétroéclairées à la bougie, est inventé en Europe au XVIIème s. Popularisée par le savant Athanase Kircher puis par les bateleurs et colporteurs de vues ambulants dans les villes et les campagnes, l’instrument est pendant plus d’un siècle l’objet de mystifications diverses: les images qu’il projette, parce qu’on n’en comprend pas le soubassement technique, apparaissent comme magiques; les petites images peintes sur les plaques de verre, une fois projetées dans la salle obscure, parce qu’elles s’attachent à l’iconographie effrayante des danses macabres et des démons, effrayent des générations de dupes qui finissent par lui donner le nom de “lanterne de peur”.

Peu-à-peu, le mécanisme se complexifie et l’adjonction de plusieurs plaques de verre dont l’une reste fixe et l’autre devient mobile, permet l’illusion d’animation des projections d’images: c’est une genèse lointaine du dessin animé.

Squelettes qui dansent et bientôt guillotinés qui reprennent leur tête tranchée et qui ressuscitent du supplice s’invitent sur la scène hantée des tourments politiques de la Révolution française.

Arrêt sur image….

Déjà en 1760 à Paris, un médecin suisse, Philippe Curtius, passé maître en reproduction anatomique en cire des visages des célébrités de son temps, avait ouvert un cabinet théâtralisé où le public pouvait venir découvrir avec un réalisme confondant les traits intimes du faciès et des mimiques des princes et des leaders, des vedettes et politiques. Une mise en scène reprenant l’archétype conventionnel des portraits de Cour, “le Grand Banquet” permettait au public de pénétrer dans l’intimité de la famille royale dînant à Versailles en compagnie des grands dirigeants de toute l’Europe. Une autre, “La Caverne des grands voleurs” lui faisait face comme un miroir et une satyre: les visages des grands bandits et assassins y étaient reproduits et mis en scène sur des mannequins, à partir des effigies réelles des cadavres exécutés.

Bientôt, la Révolution Française et son lot de têtes tranchées parmi les voleurs mais aussi les rois, prodiguera une occasion de renouvellement constant des mises en scènes du docteur Curtius, les  bustes des nouveaux dirigeants politiques soumis par la force de la Guillotine, à un changement aussi rapide qu’incessant….

Dans quelle mesure les figures de cire du docteur Curtius servirent d’inspiration à la pratique bientôt en série de la décapitation que permettra le mécanisme de la guillotine? Une chose est sûre, les têtes coupées sur l’échafaud serviront de modèle à un nouveau types d’effigies de cire:

L’effigie de cire de Marie-Antoinette décapitée par Marie Tussaud

 

 

Marie Tussaud, alors assistante et apprentie de Curtius, trouvera dans le modelage des effigies en cire des guillotinés d’après modèle, la matière de ce qui au XIXème s. à Londres deviendra le noyau de son célèbre musée, le “musée Tussaud” et…de sa célèbre “chambre des horreurs”.

 

 

 

 

Les violences de la Révolution et au premier rang la guillotine, cette nouvelle machine promue par un député, Guillotin, comme un progrès égalitaire et humaniste (jusqu’alors les méthodes de supplice variaient en fonction du rang social des condamnés, seuls les nobles jouissaient du privilège d’être “décollés”) deviennent bientôt le théâtre macabre d’une fabrique de fantômes.

Les têtes tombent à un rythme accéléré: le bourreau parisien lui-même, Charles-Henry Sanson, prend peur de cette cadence hallucinée qui, pense-t-il, risque de rouiller ses outils aussi affûtés en tienne-t-il la lame. Conjointement avec Guillotin et un chirurgien du nom d’Antoine Louis, ils sont chargés de concevoir cette machine dont le député n’avait vaguement soufflé à l’Assemblée qu’elle consisterait en “un simple mécanisme”.

À la croisée de pensées politiques, philosophiques, anatomiques et pratiques, naîtra alors la Guillotine dont la construction sera confiée à un fabricant d’instruments de musique, Tobias Schmidt qui s’était rendu célèbre auparavant par la conception d’un “paino-harmonica”.

Celle qu’on appelle encore “la Veuve”, “le rasoir national”, “la Louisette” devient un mécanisme qui se substitue à l’effort physique de la main du bourreau. Son progrès? Antoine Louis est explicite, il consiste dans la rapidité que permet la mécanique: “avec ma machine, je vous fait sauter la tête en un clin d’oeil, et vous ne souffrez point. La mécanique tombe comme la foudre, la tête vole, le sang jaillit, l’homme n’est plus”.

Instantanée, “en un clin d’oeil”: la mise à mort mécanique que permet la Guillotine est saluée comme un progrès car on suppose qu’elle allège les longues souffrances qui jadis rituellement accompagnaient la dramaturgie des supplices publics qui s’étiraient sur plusieurs heures. Hormis durant le long convoi qui le transporte de la prison vers l’échafaud où la foule s’amasse pour le huer, le condamné n’a pas le temps de se rendre compte de son dernier instant: le face-à-face avec le bourreau lui est même dérobé, il n’est qu’une pièce qu’on insère dans les rouages d’un système.

La métaphore politique, si elle n’est évidente, révèlera a posteriori le sens impersonnel de cette perspective philosophique ouverte par Michel Foucault du glissement d’une société “disciplinaire” vers une société de “contrôle”.

En outre, un renversement est à noter et non des moindres: la mort subite, si redoutée depuis le Moyen-Âge car elle représentait la mort qui ne permettait aucune préparation-à l’époque où l’enjeu crucial était de “bien mourir” c’est-à-dire de livrer bataille aux démons ultimes qui briguent l’âme du moribond dans l’escompte du salut- la mort subite acquiert, à l’aube de l’accélération technique de la Révolution industrielle, une plue-value incontestée.

Mais, les accidents, aussi infimes soient-ils, ne tardent pas à réveiller le doute: lors de l’exécution de Charlotte Corday, la tête tombée est prise par le bourreau qui la montre au peuple en lui assénant une gifle; la tête de la jeune fille aurait rougi d’indignation. Les spéculations vont alors bon train: et si la vie et la conscience se maintiennent quelques temps dans la tête coupée?  Il n’en fallait pas moins pour attiser l’imaginaire du peuple et des médecins: on commence alors à scruter les moindres signes qui viendraient confirmer que l’irrigation du cerveau permet au condamné de rester conscient quelques instants après sa décollation. Les scientifiques en viennent à imaginer que la rétine de la tête décapitée conserverait comme une relique identifiable et organique, la dernière image qu’il aurait vu avant l’instant fatal…

Le sieur Auberive, dans son opuscule Anecdotes sur les décapités publié à Paris en l’an V, rapporte de nombreux cas où les têtes coupées auraient parlé…

Un arrière-plan fantastique pointe qui n’avait pas été complètement éteint: celui qui depuis l’antiquité, colporte l’imaginaire des “têtes parlantes”dont nécromants et mages obscurs réveillaient la vie latente pour en délivrer présages et prodiges; celui, plus prégnant, de la mort apparente et de son lot d’enterrés vivants et de catalepsies fantastiques. La conscience peut-elle se survivre dans le corps après la mort?  Et au chirurgien Sue de renchérir: “Quelle situation plus horrible que celle d’avoir la perception de son exécution, et à la suite l’arrière-pensée de son supplice?”

La mort persiste à hanter les savants calculs des mécaniques les plus implacables. Bientôt, ce sera la philosophie et les scènes populaires des théâtres qui prendront le relais et rejoueront en questionnant l’horizon de ces hantises persistantes. La distinction entre la durée objective d’un évènement et le sentiment intime de cette durée chez son acteur deviendra le creuset phénoménologique où Bergson, Proust viendront puiser. Sur les scènes des théâtres à l’époque Révolutionnaire, cette intuition d’une erreur de raccord nourrira paradoxalement l’avènement d’un trucage qui précède de plus d’un siècle le cinéma: le fondu enchaîné, rendu opérant grâce à la technique sur rail du travelling dans les spectacles de “Fantasmagories” et d’apparitions des fantômes qu’inaugureront à Paris un certain Philidor et Étienne-Gaspar Robertson.

Fondu enchaîné

“La guillotine tranche les têtes avec la vitesse du regard” dira le médecin Cabanis. Et entre l’avant et l’après de la mise-à-mort, se révèle paradoxalement un point aveugle, une invisibilité de fait qui rappelle cette “parenthèse d’oubli”, cet aveuglement à dessein du regard des spectateurs que les prestidigitateurs exercent dans leurs tours afin que leur public ne puisse remonter logiquement les lois causales qui précèdent et imposent l’effet magique.

 

Impossible raccord…Qui peut voir la vitesse du regard? L’horizon “magique” de la guillotine tient à ce caractère indescriptible. “Les spectateurs ne voient rien; il n’y a pas de tragédie pour eux; ils n’ont pas le temps d’être émus” certifie le médecin Cabanis. Il y a comme un court-circuit, comme un escamotage…

De fait, un document extrait des Actes du Tribunal Révolutionnaire rapporté par G. Walter le révèle sans ambages, comparant le bourreau qui actionne la machine à un prestidigitateur alors célèbre: ” à Paris, l’art de la guillotine a acquis une telle perfection, Sanson et ses élèves guillotinent avec une telle adresse qu’on dirait qu’ils ont été à l’école de Comus (prestidigitateur célèbre) dans la façon qu’ils ont d’escamoter leurs victimes”.

Il faudra attendre le XXème s. pour comprendre scientifiquement que dans la succession rapide d’images intermittentes, l’oeil humain ne perçoit pas la discontinuité et les raccorde inconsciemment afin de préserver un semblant de cohérence visuelle. C’est ce qu’on appellera “l’effet phi”, cette illusion de mouvement fabriquée par le regard face à des images qui s’accélèrent: c’est le cerveau qui comble l’absence de transition perceptible par celle qui lui semble le plus vraisemblable. C’est le principe de la stroboscopie et des premiers jeux d’optique qui annoncent le cinéma, fondés sur la persistance rétinienne et l’animation latente.

Phénakistiscope, jeu d’optique sur le principe stroboscopique, XIXème s.

 

À Paris, nous sommes toujours à l’époque de la Révolution, dans les années 1792, à l’aube du gouvernement la Terreur. Partout, les têtes tombent, les fantômes de la veille reviennent hanter les esprits comme les théâtres.

Quelques décennies auparavant, le philosophe écossais David Hume avait comparé l’univers mental de la pensée à la scène dramaturgique d’un théâtre. Il définissait l’esprit comme” une sorte de théâtre où diverses perceptions apparaissent successivement, passent, repassent et se dissolvent, se fondent en une infinité de postures et situations”. La pensée devenait spectacle et les idées qui y naissaient au hasard successif des heurts accélérés des sensations et des images, se comportaient comme des acteurs qui entraient ou sortaient de scène. “All the world is a stage” : jamais comme à l’époque de la Révolution, la phrase de Shakespeare, augmentée des utopies visuelles de l’architecte Claude-Nicolas Ledoux, ne connaîtra de retentissement aussi “raccord” avec l’inconscient collectif.

Dessin fantastique pour la scène du théâtre de Besançon, Claude-Nicolas Ledoux, 1784.

La matière mentale, l’imaginaire qui traverse un individu et qui imprègne une époque, est donc plastique: les pensées et leurs fantômes, les images et leurs hantises infiltrent le cours des évènements puisqu’ils interviennent dans la formation des idées et des représentations. La croyance a un impact sur la matière, au grand dam des chasseurs d’obscurantisme et dans le sens d’une mécanique quantique qui n’a pas encore bouleversé l’horizon scientiste des certitudes.
Pis et à la genèse encore absente de ce que Freud baptisera la “pulsion scopique”: c’est le désir et non la réalité de ce qui est objectivement vu qui gouverne le regard, c’est lui qui altère la perception et modifie la vision.
Avant que la science de la psychanalyse ne le formule au début du XXème s, à leur insu, les illusionnistes du XVIIIème s. en exercent et en exploitent le royaume.
C’est à la faveur d’une découverte qui vient d’Allemagne, la projection d’images de lanternes magiques sur des filets denses de fumée artificielle qu’un certain Philidor-dont l’identité reste aussi vague que ses spectacles- et Étienne-Gaspard Robertson, son concurrent,  introduisent à Paris ce qu’ils appellent dans un premier temps “les Arts Noirs” et qu’ils rebaptisent du nom de “Fantasmagorie”: nécromancie ou art du spectacle, ils promettent aux spectateurs de ressusciter sur scène de vrais fantômes, mieux, les fantômes fraîchement décapités par leur rivale d’acier, la Guillotine…
Aller à l’échafaud ou au théâtre: les deux espaces étaient montés sur des tréteaux, les deux cadraient une scène où une dramaturgie était à l’œuvre pour s’inscrire dans la mémoire des spectateurs et in fine produire l’Histoire.
Aller au théâtre alors, était un acte militant: on y revivait les évènements politiques du présent, on en transmutait les perspectives , les ombres denses.
Philidor propose son spectacle aux acteurs de la Révolution en cours: il n’y a aucun effet de distanciation. Il leur promet de faire apparaître les fantômes des héros et des martyrs, de leurs amis morts tout juste la veille. Les gens se pressent dans la crypte obscure où le Magicien officie. La nuit enveloppe le regard, des effets de fumées et d’encens épaississent l’atmosphère. Bientôt, un point lumineux se distingue dans le lointain et va s’épaississant: le fantôme surgit et arrive à quelques centimètres des spectateurs, flotte au-dessus de leurs têtes le temps d’une identification possible puis s’évanouit tout aussi soudainement.
C’est Robespierre, c’est Danton, c’est Marat! Représentés en Diable, les voilà qui repartent dans le cortège des âmes damnées vers les Enfers…
Car les spectacles de Philidor sont politiques et s’imposent comme un Tribunal de l’au-delà où se transfigurent et se damnent les bourreaux et les héros.
Lors d’une représentation…une erreur de manipulation technique de la lanterne magique, renvoie le fantôme de Louis XVI aux cieux sereins du Paradis: c’est le tollé.
Philidor est alors contraint de disparaître…à la traîne du cortège de ses fantômes qui poursuivront, quant à eux, d’agir et de façonner les consciences…si plastiques.
Sous le Directoire et le Consulat, le liégeois Étienne-Gaspard Robertson poursuit les spectacles de Fantasmagorie à Paris dont il a désormais le monopole. Au pavillon de l’Échiquier puis dans la crypte du couvent des Capucines fraîchement sécularisé, il invite les spectateurs à prendre place dans une atmosphère immersive où univers visuel mais aussi sonore et olfactif préparent, à la manière du “forçage” en prestidigitation, aux réactions et à la mystification escomptées par l’officiant-illusionniste. Peintre de formation, Robertson peint lui-même les images des fantômes des Révolutionnaires sur les plaques de verre qu’il fait apparaître : à une époque où les visages des gens célèbres ne sont pas connus via la presse ou les media et donc plus malléables dans leurs contours pour y visser l’identification du regardeur, il reprend des portraits-types qu’il se garde de trop singulariser.
Il reprend à Philidor la nouveauté technique du travelling : la lanterne magique posée sur rails, permet cet effet de mouvement des images spectrales qui s’avancent vers le public. Cette lanterne magique améliorée, Robertson se l’adjuge et la baptise du nom de “Fantascope”.
C’est le succès: les spectateurs redemandent à voir les fantômes des Révolutionnaires, plus rarement de leurs êtres chers, parfois de Virgile et de Pindare. Le public se diversifie et l’illusionniste rivalise d’habileté pour ne froisser personne, surtout pas les agents du pouvoir et leurs indics.
…Lors d’une représentation,  un chouan amnistié demande à Robertson s’il pouvait faire revenir Louis XVI, ce à quoi le Fantasmagore aurait répondu : ” J’avais une recette pour cela, avant le 18 Fructidor, je l’ai perdue depuis cette époque : il est probable que je ne la retrouverai jamais, et il sera désormais impossible de faire revenir les rois de France.”.
Pour Robertson, c’est le début de la fin: des scellés sont posés sur son matériel, il est contraint de se réfugier à Bordeaux. Il refuse de dévoiler la technique latente de ses spectacles…et partout, une hystérie collective gagne l’opinion crédule, persuadée du retour ensorcelé des fantômes.
On lui intente un procès. Il refuse de débiner son secret mais n’a pas breveté son appareil. Bientôt, de rusés concurrents s’en emparent et les machines à fantômes font florès et conquièrent l’Europe entière.
Robertson s’indignera: “l’enfer n’eut plus de coulisse, en un mot, il n’y eut plus de chambre obscure”. 
Les fantômes se délaisseront bientôt de leurs truchements de scène pour infiltrer la plus plate réalité; bientôt, l’histoire des hommes se fondra dans le creuset de l’éternel retour clinique des traumas et des hantises tel que Aby Warburg, Walter Benjamin et autres comètes en allument encore les présages.
Bientôt, le spectacle se fondra dans la politique et à mesure que gagnera l’accélération de la reproduction technique des gestes et des images si bien qu’il s’avère désormais impossible de distinguer le raccord occulte qui a tranché la tête de l’instant, et nous nous retrouvons comme les dupes de cet autre illusionniste qu’est le temps, sur la table de la poursuite ensorcelée des évènements, sans d’autre recours a posteriori que le prêt-à-l’emploi et montage dont la société de consommation et l’industrie du cinéma n’ont point failli à s’assurer le monopole.
Défait du monopole de son prestige, Robertson finira sa vie, loin des fascinations qu’il a attisées, reconverti dans le vol aérostatique: il effectue une dernière liaison Hambourg-Hanovre en 1803.
Un spectre hante l’Europe….

Tombe de Robertson au Père-Lachaise

 

…Il est enterré au Père-Lachaise♦

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