Nadia Barrientos - Paris Sortilèges

 

 

“Quand il eut passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre”

 

On l’aperçoit, spectre fugace à la traîne d’un cortège dispersé de manifestants, traverser la fin du film documentaire  “le Joli Mai”, le chef d’œuvre de Chris Marker tourné en mai 1962 à Paris: pose impeccable, le profil d’un Prince anachronique de retour parmi ses ouailles dans le hors-champ des policiers dont la cape d’hirondelle si caractéristique des années 50 n’avance qu’une involontaire redondance, chapeau noir à la Léon Blum…c’est Ferdinand Lop, le journaliste, le farceur, l’homme politique, l’agitateur, le philosophe.

Dans 12 ans, il ne sera plus: Lop qui a traversé le XXème s. comme sur le pont d’une Nef des Fous, rejoindra bientôt l’équipage ensorcelé des vaisseaux fantômes qui sifflent dans le lointain d’un Paris tant navigué, là où le confort se fait naufrage, rappelant comme le savent les masques stupéfiants des sirènes et des gorgones, que la menace imaginaire cache une grimace qui finit par s’exaucer dans un grand rire.

Comment aurait-il pu déserter le front des luttes, le babord des espérances, le large de l’imagination sociale, lui dont l’existence finit par se confondre avec le réveil d’une piraterie secrète, insubmersible, insaisissable?

Lop à Versailles, pour l’élection présidentielle en 1939

Se serait-il perdu dans les bardos labyrinthiques de l’au-delà dont les sagesses orientales postulent qu’ils se confondent dans la survivance ensorcelée de l’âme enténébrée de ceux dont l’imagination couve de leur vivant les saillies les plus étranges? Ou bien, plus prosaïquement, et à l’image des fraternités ésotériques et des avatars littéraires, peut-être a-t-il passé le flambeau à quelques initiés dont l’anonymat scelle la puissance? Encore: n’est-il pas comme le corps glorieux du Dieu démembré des mythes égyptiens, cette unité brisée à la promesse latente-musicale- que chaque souvenir, remembrance, étincelle ressuscite miraculeusement au présent?

Ferdinand Lop disparaît en 1974: il est toujours vivant. Son épitaphe pourrait être celui de Don Quichotte dont il partage la ferveur, l’anachronique liberté: “Ci-gît l’hidalgo valeureux, le chevalier illustre et preux, dont la mort n’a point triomphé, bien qu’il ait enfin trépassé”.

À contre-courant

À contre-courant, à contre-sens, bravant les forces qui orientent et contraignent la pensée comme l’existence, la liberté de faire et celle d’agir, de rêver: Ferdinand Lop a bel et bien existé entre deux dates que le temps segmente puis arrête.

Il est né en 1891 à Marseille, l’année où la Loi impose l’heure légale en France calquée sur le temps solaire observable et calculable sur la méridienne de Paris.

À la recherche du temps perdu ou bien désireux de perdre le temps conquis, le jeune Lop monte à Paris où il débute comme chroniqueur et assistant parlementaire en 1926 au journal “le Cri du jour”. Certains le disent alors agrégé d’histoire…une chose est plus sûre: il est agrégé, peuplé et trafiquant d’histoires.Ses excentricités et son goût affirmé pour l’affabulation lui retirent vite la jouissance de son poste: ses mauvaises blagues poussent l’administration à lui retirer son accréditation.

Touche-à-tout, le monde et l’ardente actualité deviennent le terrain récréatif et créatif de son protagonisme dans l’Histoire, celle-ci qu’on écrit avec une majuscule comme pour la confisquer de ceux-ci qui la font alors qu’elle ne cesse de les inviter à la conjuguer à toutes les personnes, plurielles, illustres et anonymes.

à la table d’un café, Ferdinand Lop discute politique

Parisien d’adoption et d’affection, Ferdinand Lop installe ses quartiers dans les endroits les plus grouillants, cosmopolites: place de la Sorbonne, à la Taverne du Panthéon, boulevard St Michel et rue Soufflot. Il devient, à partir des années 1930, la figure tutélaire, le Génie pittoresque, le Lare du quartier Latin.Dans les cafés ou sur le trottoir, il tient siège et invective étudiants et politiques, philosophes officiels et interlopes. Des discussions sans fin s’improvisent: on discute expédients et contingences, rêve social, fantastique, imaginaire politique. Lop monte parfois en chaire, les gens l’écoutent, l’acclament.

Véritable aimant social, son magnétisme-de prime abord inaperçu derrière sa mince silhouette et ses lunettes immobiles- catalyse opinions et réactions, et ouvre sur le débat public, dans la rue, à même le pavé, plutôt qu’à l’assemblée- où ses anciens camarades de lycée poursuivent bien au chaud la carotte de la carrière et où il lui arrive quelquefois de les attendre, imperturbable tel Janus ou bien Cerbère…pour leur demander des comptes.

Devant l’assemblée Nationale, Lop attend les ministres, en 1946

En 1935, alors qu’il n’était qu’un étudiant à Sciences Po, François Mitterrand fréquentait Ferdinand Lop qu’il nommait facétieusement son “ministre des affaires étrangères”. Ensemble, ils refaisaient copieusement le monde, attablés dans le QG du futur président, le café de la Petite Chaise.

Dessinateur de talent, écrivain prolifique (il laissa de nombreux essais universitaires  sur les colonies françaises mais aussi des pièces de théâtres et des recueils de pensées, de poèmes et d’aphorismes), son entrée “officielle” en politique marque un tournant dans les années 1940.

Ferdinand Lop décide de se porter candidat aux élections présidentielles. Rassemblant à la va-vite le “packaging” tout-inclus des essentiels, il crée un parti “le front Lopulaire” dont il s’intronise le candidat…perpétuel.

À la traîne des cortèges de poètes et farfelus qui au XIXème s. fondèrent des églises d’un jour rue Cujas et à Montmartre-souvenons-nous: les “Incohérents”, les “Zutistes”, les “Hydropathes”, et sans aucun doute adoubé par Érik Satie, apostat sublime de “l’Église métropolitaine d’art de Jésus-conducteur” qu’il avait fondé pour le seul plaisir de s’en auto-sacrer fidèle pour ensuite s’en excommunier, Ferdinand Lop inaugure une tradition carnavalo-présidentielle qui se poursuit jusqu’à Coluche.

 

“Les roues de l’État ont besoin de la roue d’un Lop”

Le sens de la formule, de la boutade, du trait d’esprit: en digne héritier des enfants de la métaphore, Lop l’exerçait sans retenue. Et c’est par cet art de la noce improvisée avec le réel qu’il réussissait à charmer les inconnus qui le croisaient sur le boulevard.

Entré en politique comme on passe avec ferveur le seuil d’un vieux bouge et sans abdiquer la passion du système D, il lui fallut bientôt remédier à une urgence cruciale: trouver un siège, une estrade escamotable où ses boniments quotidiens se transformeraient par la magie savante de la scène en harangues politiques fédératrices et édifiantes.

Lop dans une kermesse populaire, 1954

Son sang ne fit qu’un tour:nul besoin de recourir aux capitaux étrangers, tout n’était-il pas déjà là! Ce sera la Taverne du Panthéon, la salle de ses pas perdus, qu’il fera servir à son projet: rebaptisée solennellement “le Lopodrome étincelant”, son QG se transforma ainsi en son siège de parti. 

 

 

Entre deux tournées qui souvent en appellent bien d’autres, Lop prenait le micro et apostrophait la jeunesse estudiantine de la Sorbonne et des Beaux-Arts, son électorat le plus conquis.

 

 

 

Aux cris d’impatience de “Lop, lop, lop, lop!”que scandait la foule à son approche, Lop préservait sa chape de mystère: ne voulant pas dévoiler in extenso la totalité de son programme électoral, il n’en dispensait que quelques bribes, lesquelles suffisaient à fidéliser son auditoire truculent.

Parmi les grandes mesures qui firent sa célébrité et qu’il reproposa durant ses candidatures successives à la présidence de la République Française:

ζla construction d’un pont de 300m de large pour servir d’abri et de refuge aux clochards (les bienséants”SDF” n’existaient pas)

ζle prolongement de la rade de Brest jusqu’à Montmartre et l’extension du boulevard St Michel jusqu’à la mer, dans les deux sens

ζla nationalisation des maisons-closes et l’accès des “filles publiques” à la fonction “publique”

ζL’aménagement de trottoirs roulants pour palier à la fatigue du travail de celles qu’à Paris au Moyen-Âge on avait joliment baptisé les  “coureuses de rempart”

ζLe transfert de Paris à la campagne dans une perspective décentralisatrice d’avant-garde

ζL’octroi d’une pension à la femme du soldat inconnu

ζLa suppression du wagon de queue du métro

40 avant Coluche qui appelait “les fainéants, les crasseux, les drogués, les alcooliques, les pédés, les femmes, les parasites, les jeunes, les vieux, les artistes, les taulards(…)” à voter pour lui dans une affiche restée célèbre, Ferdinand Lop sut se rallier les déclassés, les anonymes, les marginaux et les poètes.

Bientôt, son électorat prit de l’ampleur. Parmi eux, on pouvait stigmatiser ses francs partisans :les “Lopettes”, dont le nom servait à les disqualifier par ses ennemis, les “Anti-lopes”. Entre les Lopettes et les Antilopes -et le cul entre deux chaises suivant l’adage-siégeait l’électorat le plus ambivalent qu’on reconnaissait à mot couvert sous le nom de code d’”Interlopes”.

Le Quartier Latin devint le théâtre d’affrontement des camps ennemis comme antan le pré-aux-clercs voisin était le point de chute des “Procès facétieux” des carnavalesques Basochiens: “Lopettes” et “Anti-lopes” transcendent ponctuellement nonobstant leurs mésententes à l’heure de défiler rituellement avec le “Maître”, au garde-à-vous et dans la liturgie processionnelle digne des grandes fêtes du Moyen-Âge.

Candidat perpétuel aux élections présidentielles…Lop l’était tout autant à l’Académie française et aux élections législatives: le 21 Octobre 1945, après les premières législatives qui suivirent la fin de la guerre, on vit Ferdinand Lop remonter le boulevard St Michel dans une décapotable, habillé comme un Marquis, saluant la foule de ses électeurs, un chapeau haut-de-forme à la main…Il avait-paraît-il-recueilli une seule voix: la sienne…

De ses 18 candidatures acharnées à l’Académie française dont il totalisa autant d’échecs, il tira un livre, au programme d’autant plus actuel et croustillant qu’il est encore latent: “Ce que j’aurais dit dans mon discours de réception à l’Académie française si j’avais été élu”.

“Le pouvoir de l’imagination c’est l’imagination du pouvoir”

Nous sommes en 1962. Chris Marker et son opérateur Pierre L’Homme sillonnent Paris, une caméra à la main. L’appareillage est des plus légers comme ce mois de Mai qui revient dire le printemps malgré la guerre d’Algérie et les révoltes sociales.Il s’agit de capturer à la dérobée l’égrégore d’un temps t: en quoi ce mois de Mai 1962 cristallise les puissances latentes de l’imaginaire social parisien? Derrière les portraits de parisiens pris sur le vif et qui se succèdent comme en une galerie de gens illustres mais anonymes, le sort latent d’une cabbale occulte qui rime avec l’air du temps…

Incognito, il avance. Celui qui est toujours aux premières loges sans fréquenter les théâtres, Ferdinand Lop, en marge d’une manifestation officielle où badauds et généraux, curieux et politiques rejouent la farce monotone des rites prosélytes du pouvoir.

Ils ne savent pas, cet homme à gauche qui tourne la tête et ce policier à droite qui avance claudiquant comme un corbeau, ils ne savent pas que le pouvoir se joue entre eux et qu’il se fait la malle, là, dans l’habit sombre et la mine désaffectée d’un seul homme…

Même dans le hors-champ, il faut imaginer la foule curieuse nombreuse, jusqu’à nous qui l’apercevons comme un éclair, comme un transfuge: nous l’ignorons ce creuset de destins à échelle d’homme qui parce n’en ayant choisi aucun, les brigue tous. Et puis se tire!

Cet affabulateur fabuleux qui n’attendit pas Mai 68 pour transmettre l’enthousiasme d’une “imagination au pouvoir’.

Il ne fut jamais élu? Il n’attisa que la fièvre sans doute alcoolisée d’une brochette non-négligeable d’étudiants et de soiffards?

Joker: c’est la carte qui dans un Jeu parce qu’elle ne vaut rien, lorsqu’elle s’invite,  rafle tout.

Albert Cossery ne l’aurait point renié lui qui définissait le poète comme un mendiant, un trublion “qui va au marché, qui regarde partout, qui ne vend rien, qui n’achète rien et qui s’en va emportant tout”.

Qu’importe à François Mitterrand d’avoir été président et à Chris Marker d’avoir été cinéaste: Ferdinand Lop a été le Quartier Latin, le rêve partagé, l’imaginaire social habité.

Et du haut de cette richesse généreuse, inassouvie comme le temps, Lop persiste encore, à l’ombre de ses ouailles, à candidater au plus haut rang: celui que la vie dispute au rêve, au grand dam de ce dernier lorsqu’il abdique, à son impériale liberté lorsqu’il se sacre lui-même Transfuge des partis pris.

Parce que, comme disait un philosophe “le pouvoir d’imaginer c’est d’imaginer le pouvoir”…et que le pouvoir ne tient qu’à la fidélité reconduite de quelques uns…et qu’il s’augmente du partage

 

 

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