Nadia Barrientos - Paris Sortilèges

 

 

“Véritable portrait du grand empirique Gros Thomas” gravure anonyme, 1729.

 

Sa carriole bigarrée trônait sur le Pont-Neuf, à l’ombre du grand cheval de Bronze de la statue du roi Henri IV. Comme une oasis rutilante en plein désert, et surtout quand le soleil venait à se coucher, de loin, la vision attisait la curiosité des promeneurs et voyageurs.

Puis, plus on se rapprochait, plus l’aspect visuel abandonnait son monopole sur les sens au profit de l’oreille qui se retrouvait ensorcelée par la profusion de verve et de traits d’esprits, de boniments et de théâtre qui s’échappait de ce char vêtu de fête et qui émanaient de la gouaille d’un seul homme: “Gros Thomas” ou “Grand Thomas”.

Sa corpulence était indéniable…Vêtu d’une veste bien cintrée aux boutons dont on ne risquait rien à escompter la prompte envolée,la tête recouverte d’un bicorne extravagant au panache multicolore et portant au niveau du cœur pour épingle un soleil mystérieux digne des emblèmes des fils d’Hermès, Gros Thomas était, dans les années 1720-1750, le roi des “Empiriques” du Pont-Neuf, médecin ou charlatan: bateleur sans nul doute.

Gros Thomas, dessin personnel.

 

Vous riez pauvres gens! Vous ne savez pas qu’il faut cinq minutes pour faire un imbécile comme vous tandis qu’il faut vingt ans pour faire un charlatan comme moi!“: l’originalité de ses boniments, dont la postérité peinerait à transmettre la faconde, c’était son insolence, révisée si la situation le requérait, par un fin mot rebondissant et toujours à-propos.

Sa voix portait jusqu’aux extrémités du Pont et servait ainsi de rite de passage assez cocasse aux parisiens qui traversaient de la rive gauche à la rive droite.

Il faut rappeler qu’à l’époque, au XVIIIème s, le Pont-Neuf était encore le creuset des promenades et des commerces du tout-Paris et s’y mélangeait comme en une mixture digne des miracles supposés de la Thériaque (cette panacée universelle) badauds et tire-laines, marchands d’encre et bouquetières, bourgeois et charretiers.Le bruit y régnait en occulte diplomate et aux Cris des marchands ambulants qui vocifèrent se superposaient le son des trompes et des tambours de théâtres improvisés autour desquels pleuvaient les jurons des cochers embouteillés que finissaient de rendre fous le concert des cloches des églises.

“L’Embarras de Paris”, gravure de Nicolas Guérard, début XVIIIème s.

 

“L’Embarras de Paris”: le tumulte incessant de la capitale inspire à l’époque aux artistes et écrivains des descriptions féroces où le chaos mène l’orchestre d’un charivari quotidien au cœur des rues.

Jusqu’à la Révolution où les arcades commerçantes du Palais Royal financées par Philippe d’Orléans deviendront le creuset des commerces et des plaisirs, le Pont-Neuf est “est dans la ville ce que le cœur est dans le corps humain” pour reprendre la formule de Louis-Sébastien Mercier, infatigable piéton de Paris dont le célèbre Tableau de Paris (1781) reste le reliquaire littéraire d’une vie arpentée au jour le jour, à l’ombre des marche-pieds et des ruades.

Entre Cour et Jardin, entre la Cour (le Louvre) et le Palais (siège du Parlement), le Pont-Neuf est le “rendez-vous de toutes les nations“: s’y échouent femmes du monde et hommes de rien. Les rites de passage y opèrent à la faveur des allers et des retours d’intraçables expédients auxquels la mise en scène sur les tréteaux des bateleurs accorde l’illusion de la promesse et de l’instant.

À la jointure des deux rives, cette passerelle miraculeuse qui permet pour la première fois de réunir à la même enseigne et comme dans un présage démocratique, gentilhommes et valets, abolit les privilèges des théâtres à l’italienne où les places définissent encore les hiérarchies. Ici, le spectacle est pour tous le même et identique: la vue de Paris, enfin (le Pont-Neuf est le premier pont sans maisons qui permet de dégager une vue sur la Seine) s’offre à tous, sans égard de la bourse.

Les seuls qui font cas d’une telle ressource sont les tire-laines et voleurs professionnels qui eux aussi se retrouvent sur le Pont, coulisse à ciel ouvert de leur théâtre…dans le théâtre.

Car si la célèbre Cour des Miracles qui donnait tant de fil à retordre à la justice, a été démantelée à la fin du règne de Louis XIV, ses héritiers et épigones se retrouvent tous ici désormais, à la même enseigne que les comédiens italiens chassés eux aussi de la résidence offerte par la Cour: derrière les masques et les grimaces, filous et arlequins, polichinelles et faux-mendiants, maquillent sous le fard du pantomime, la dramaturgie des intentions.

L’affluence est la planque la plus sérieuse et le brassage ininterrompu d’intraçables étrangers sert d’appât à la veine picaresque qui survit au jour le jour et force d’invention.

Les tréteaux de Tabarin place Dauphine, Abraham Bosse, 1618-1630.

 

Parmi ces illustres opérateurs qui font de l’illusion leur appât de gain et qui se réclament peut-être sans le savoir du digne héritage de Tabarin, célèbre Bateleur qui officiait sur un tréteau place Dauphine au temps de Henri IV, un plan-séquence:

Vers la rue Dauphine, se tenait Cormier, détenteur d’une poudre merveilleuse, qui parait-il changeait l’eau en vin.

Passées les Noces perpétuelles de Cana, on risquait de tomber nez-à-nez sur Barbereau: un fieffé charlatan qui s’enrichissait à vendre l’eau de Seine plus cher que le Champagne (notons: trois siècles avant que Marcel Duchamp ne vendit l’air de Paris ). Pour asseoir sa réputation, Barbereau se vantait d’avoir guéri avec cette eau les calculs rénaux de l’échanson de la duchesse de Nemours. Puis il surenchérissait: cette eau de Seine avait des vertus miraculeuses! Elle guérissait aussi les rhumatismes, les gouttes, les ictères, les fièvres, l’épilepsie…

Un pas de côté… voici un paysan de Seignelay qui lit dans les urines des hydropiques et incontinents et ce faisant, invente la très noble mantique des fluides les plus bons marchés.

Treffel, un débutant arrivé d’Allemagne, faillit avant de commencer sa carrière lucrative : après avoir recouvert Paris d’affiches annonçant ses guérisons miraculeuses à partir de substances vénéneuses, il mourut sur le carreau, essayant dignement de convaincre un badaud après l’avoir testé sur sa personne…de l’efficacité de son remède.

Sur les bas-côtés du pont, des boutiques en pierre construites par Soufflot remplacent les anciennes baraques en bois où se perpétuent perruquiers, confiseurs, bouquinistes…et vendeurs à la sauvette.

Ici, le souvenir de Brioché, le marionnettiste extraordinaire qui fait danser poupées et pantins de bois accompagné de Fagotin, son singe espiègle “grand comme un petit homme et bouffon en diable” qui lui sert de rabatteur en faisant la pantomime et en vendant parfums et drogues italiennes à la fin de ses spectacles.

Au début, ses marionnettes de bois faisaient peur et son Polichinelle avec ses gestes saccadés et ses mimiques, épouvantait les spectateurs: accusé d’avoir ensorcelé une troupe de démons, Brioché s’est vu obligé de dépouiller les vêtements de ses pantins que la foule croyait vivants…

Un jour que Cyrano de Bergerac passait sur le Pont-neuf et alors que l’écrivain est pris à parti et insulté par une bande de joyeux drilles,il fend l’air avec son épée et frappe en aveugle dans le tas; les jeunes gens s’étaient vite fait la malle, sur le pavé, dépoitraillé et blessé à vif: Fagotin, le petit singe que son maître avait costumé comme un valet avec fraise et pourpoint et que Cyrano avait pris par enchantement pour l’un des insolents.

Reprenons la route, un peu plus loin, voici Philibert le Savoyard dit “L’Orphée du Pont-Neuf“: un chantre aveugle qui s’accompagnait au luth pour chanter ce qu’il appelait ses “ponts-neuf”, des feuilles volantes, qui sous couvert de la complainte, incitaient au vol, à la rapine. (Qui, plus officieusement, trouvait l’inspiration de son gagne-pain avec les crimes commis la veille).

Puis, l’horizon sonore se faisait tout de suite parasité par le son tremblant de Louis, “l’Organiste des carrefours“, “L’Apollon de la Grève“, violoniste aveugle sur l’air duquel Orlande de Lassus, chanteur de son état, échauffait ses cordes.

Charles Minard, un autre illustre chanteur que la postérité ne retint pas, psalmodie la complainte des suppliciés de la Place de Grève, voisine, reprenant le fil des morts sans sépulture où Rutebeuf et Villon l’avait laissé… “Gueux, vous voilà bien lotis!”

Guillaume de Limoges dit “le gaillard boiteux”

Là, on croisait aussi le fameux “Gaillard boiteux“, réputé pour sa voix de cantaor et pour sa gaieté presque andalouse. Le portrait que l’on conserve de lui par Gérard Audran marque le goût nouveau pour la représentation des déclassés dont les bourgeois apprécient le pittoresque et l’exotisme; en guise de légende, quelques vers l’accompagnent: Ce gaillard boiteux fait la nique/par ses gestes et ses façons/aux plus grands maîtres de musique/quand il entonne ses chansons./Sa conduite est assez subtile/Cet homme a plus d’esprit qu’un boeuf/D’enseigner à toute une ville/sans jamais sortir du Pont-Neuf.”

Poètes et musiciens comme le sont souvent les gueux: Sibus avait le flair de se faire passer pour poète auprès des musiciens, pour musicien parmi les poètes. Et il était intronisé dans les deux corporations, à la faveur des rencontres! Sibus vivait sur le pont et visait l’économie: sa plume pour écrire? Il se laissait pousser démesurément l’ongle de l’index qu’il taillait ensuite et trempait dans l’encre factice qu’il fabriquait à base de suie et d’eau de la Seine… Pour économiser sa chandelle… il avait creusé un trou dans la cloison de son galetas qui donnait sur la guérite d’une blanchisseuse et profitait ainsi gratuitement de sa lumière. 

Les cafés se mettent à essaimer alentour: le soir, les rixes y sont fréquentes. Dès le coucher du soleil et à la faveur de l’obscurité qui inonde la ville, les détrousseurs s’emparent du pont…qui devient un coupe-gorge. La proximité du fleuve ne leur offre-t-elle pas la fosse idéale où jeter et faire disparaître les cadavres de leurs victimes?

“On dérobe plus de manteaux sur le Pont-Neuf que n’en taillent les fripiers des Halles”

 

 

 

 

♦”Pont-Neuf, ordinaire théâtre
Des vendeurs d’onguents et d’emplastre,
Séjour des arracheurs de dents,
D’opérateurs et de chymiques,
Et de médecins spagyriques“♠
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