Nadia Barrientos - Paris Sortilèges
Le fantôme d’Agnès Hellebic

Au XIIIème s. sous le règne de Philippe Auguste, le désespoir amoureux d’une jeune femme fera date tant et si bien que durant les siècles qui vont suivre, il sera indissociable du célèbre carrefour parisien du cœur des Halles que l’on retient comme “le Puits d’Amour”.

À l’angle de la rue de la Grande Truanderie et de l’actuelle rue Pierre Lescot, se trouvait jadis un puits appelé “puits de l’Ariane”. Là où s’amorçait la rue de la Petite Truanderie et feue la rue Pirouette détruite par les pioches de Haussmann, on parlait du “carrefour de l’Ariane”: rendez-vous mystérieux où, à deux pas du Pilori du roi, des générations d’amants inconsolables se succédaient dans l’espoir d’une consolation obscure.

La légende rapporte qu’ici se jeta Agnès Hellebic, la fille d’un notable de la cour du roi Philippe Auguste, qui souffrait d’être délaissée par son bel amant, un certain Romuald.

Ce dernier, dont l’indifférence avait été méprise, sombra dans un profond chagrin et revenait chaque nuit sur le lieu qui avait signé la mort de sa belle. Bientôt, son fantôme lui apparut et chaque soir, l’amant désespéré l’attendait sur la margelle.

Combien de nuits s’écoulèrent ainsi, dans la joie rendue de l’être aimé et sous la lumière vacillante d’un rendez-vous posthume…Romuald en garde le secret. Un soir, le fantôme ne vint plus. Le lendemain, Romuald l’attendit en vain. Puis passèrent les jours, puis les nuits.

Le fantôme de la jeune fille n’avait-il été qu’illusion? Ou bien, avait-il été l’artifice de quelques pauvres hères qui vaguaient nuitamment dans cette cour des Miracles du coin des Halles et que l’ennui prédisposait à de tels tours de passe-passe?

L’histoire reste muette à ce sujet et inscrit bientôt la légende autour de cette croisée de routes.

Le “carrefour du puits d’Ariane” à l’angle des rues de la Grande et de la Petite Truanderie (la rue Pierre Lescot n’existe pas encore)

 

Romuald retrouva un soir, déposés sur la margelle comme une offrande, deux petits enfants, une fille et un garçon. Fruits diaboliques de son étreinte avec le fantôme ou enfants trouvés tel qu’alors Paris en découvrait quotidiennement abandonnés à leur triste sort? Bientôt, les soupçons démoniaques affleurèrent.

Le puits d’Ariane devint le lieu couru des “pèlerins d’Amour” tels qu’ils pullulèrent au Moyen-Âge et dont seuls quelques romans allégoriques -initiatiques- témoignent de l’aventure. Les amants déçus venaient y confier leurs vœux, y dissoudre leurs tristesses, leurs espérances.

Le puits devint un “puits à souhaits” dans la tradition immémoriale des paganismes. Une tradition qui survit encore aujourd’hui si l’on se penche sur nombre de margelles des points d’eaux où les pièces de monnaie offertes en abondance reflètent la croyance d’une puissance d’exaucer attribuée aux esprits qui habitent l’onde liquide.

L’eau coula, les siècles passèrent…En 1558, l’évêque de Paris, Pierre de Gondi, jeta l’anathème sur le puits d’Ariane et sur les pratiques superstitieuses alors jugées passibles d’hérésie. Sur ce fait, coïncidence jugée lourde de sens: nombre de riverains disparurent et des armées de rats infiltrèrent de manière concomitante les alentours.

On en était sûr: l’exorcisme de l’évêque avait métamorphosé les habitants du quartier et ce n’était là que le tribut logique des amours diaboliques de feu Romuald et son Agnès d’outre-tombe. Faire l’amour avec un fantôme enfante des démons: les “incubes” et les “succubes” qui hantent les traités de démonologie de la tardive Renaissance.

Le puits fut comblé en 1650. Le carrefour reste, lui, jusqu’en 1919 où il est détruit pour laisser place aux rues actuelles.

Une photographie de 1866 prise par Charles Marville nous offre une vue exceptionnelle de ce carrefour avant démolition:

Le puits y est désormais fantôme. L’édifice qui lui tient joue impose quant à lui une morgue inexpugnable.

Aujourd’hui, ce bâtiment s’est ajouté au compte des fantômes -qui nous l’avons vu savent se reproduire- et présente cette percée curieuse de l’urbanisme:

À gauche, la rue de la Petite-Truanderie dévisage à droite la rue de la Grande-Truanderie. Deux rues, anciennement distinctes que le temps et son cortège de noces et de fantômes ont étrangement scellé, dans l’ignorance souvent patente de ceux qui aujourd’hui l’empruntent♦

 

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