Nadia Barrientos - Paris Sortilèges

 

 

L’avenue Frochot: à quelques pas de la place Pigalle, elle reste inaccessible aux passants. Fermée par une grande grille en fer, elle fait partie de ces quelques voies privées parisiennes tenues à l’écart des allers et des venues, réservées à la seule jouissance des résidents, lesquels avec le temps s’y sont bâtis un refuge bucolique, anachronique.

 

Passée la grande grille et la bâtisse du gardien aux allures de chalet savoyard, ceux qui en ont le privilège découvrent alors une allée plantée d’arbres au décor verdoyant derrière lequel s’accordent, comme en un fol orchestre, une cacophonie de demeures juxtaposées aux styles flamand, néo-gothique, néo-classique et Art Déco.

 

Depuis son ouverture en 1826, l’avenue Frochot vit défiler artistes, journalistes et anonymes qui y rêvèrent leurs retraites, y construisirent leurs ateliers, y tinrent Salon ou…y trouvèrent leur tombeau.

Ce que le temps peut parfois à Paris tient à cette étrange rendez-vous, toujours posthume qui rejoue de manière bien plus libre la partition des résonances des êtres qui se rencontrent après leur mort:

Alexandre Dumas, Toulouse-Lautrec, Chassériau, Jean Renoir, Django Reinhardt parmi les plus fameux y résidèrent. Le compositeur Victor Massé, l’écrivain “manqué” Matthieu Galey y moururent d’une paralysie générale à un siècle d’intervalle et dans la même chambre, le chanteur Patrick Hernandez y écrivit son tube “born to be alive”dans les années 70, dans un sursaut étrange.

L’avenue “Frochot”: déjà son nom charrie son lot de mémoires qui enracine dans la terre de la ville, les opérations froides et dépeuplantes de l’optimisation pré-industrielle. Nicolas Frochot: il fut le premier préfet de la Seine à la fin du XVIIIème s. mandaté par Napoléon pour acheter des terrains en dehors des limites du Paris de l’époque, afin d’y parquer les morts trop nombreux que les cimetières intra-muros peinaient à contenir. Ce fut la création des cimetières aujourd’hui familiers de Montmartre, du Père-Lachaise, du Montparnasse.

Remuer la terre, déplacer,”optimiser” la mort et par là aussi, circonscrire et déposséder un peu plus les vivants de leurs rapports de proximité avec l’au-delà et l’inconnu:voilà une entreprise proprement moderne qui à la fin du XVIIIème s. engage à Paris un bouleversement urbain conséquent, à la fois géographique et symbolique.

Déjà le déplacement des ossements des morts centenaires du cimetière central des innocents aux Halles vers les anciennes carrières des faubourgs (les Catacombes actuelles) avait amorcé un malaise des mentalités sans précédent: les parisiens auxquels “on enlevait leurs morts” familiers se retrouvaient amputés d’un lien rituel et spirituel immémorial et par là, devinrent petit-à-petit de plus en plus “hantés” par leurs ancêtres qu’on avait exilés aux limites aveugles des faubourgs.

Dans la littérature et dans les arts, dans la culture populaire et l’imaginaire politique, les fantômes et les fantasmagories, les catalepsies et les nécromancies envahissent l’horizon mental d’un Paris qui devient bientôt le théâtre spirite d’un réveil des disparus et d’une communication possible avec l’au-delà que les progrès scientifiques laisseront un instant entrevoir, à la marge des spectacles mystifiants des trains-fantômes.

C’est dans cette atmosphère hantée malgré le rationalisme en marche, dans les années 1820-1830 qu’une femme à l’identité floue (femme du monde? courtisane?) fit édifier une demeure au n°1 de l’avenue Frochot dans le goût néo-gothique.

La redécouverte fantasmée du Moyen-Âge et ses hautes frasques courtoises et épiques constitue au XIXème s. une fantasmagorie en soi: la publication de Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, la réinterprétation fantaisiste des monuments français par Viollet-Leduc, la reconstitution du vieux Paris par Albert Robida à l’aube du XXème s: autant d’effets scéniques qui façonnèrent le regard des curieux et brouillèrent la frontière entre le souci d’exactitude historique et la fiction.

Passée la grille de fer qui coupe l’avenue de la rue, une applique lumineuse aux allures de cathédrale veille sur la sonnette moderne que le temps passant a fini par incruster dans le hors-champ  d’un mascaron énigmatique, servant jadis sans nul doute à la borne d’un point d’eau (utilisée au XIXème pour, entre autres,l’abreuvement des chevaux).

Bientôt, nous voilà arrivés dans la courette de la demeure dont le gardien-une statue jupitérienne dorée-engage le visiteur à franchir le seuil…à moins qu’il ne lève le bras vers une énigme dont son hors-champ dresse le tableau.

 

 

Devant nous, une belle baie vitrée décline dans un art du vitrail fantasmé, donzelles et jouvenceaux tels que les Danses Macabres les figurèrent, dans les cimetières au Moyen-Âge, à la traîne les uns des autres, à cette seule différence que la mort n’y apparaît pas…pourrait-elle se trouver derrière eux, à l’intérieur?

La porte d’entrée surmontée d’une gargouille ouvre sur un petit hôtel à trois étages à l’escalier pentu et aux boiseries sculptées envahissantes.

Dans cet escalier au début du XXème s, un rémouleur qui passait devant l’avenue dont la grille béait, étrangement ouverte, retrouva le corps sans vie de la servante, sauvagement assassinée à coups de tisonnier.Crime gratuit sans mobile apparent (rien n’a été dérobé ni mis-à-sac dans la maison), il reste encore aujourd’hui une énigme, son bourreau n’ayant jamais été retrouvé…

Cet évènement funeste ne tarda pas de faire naître une sombre légende autour de cette demeure; les rumeurs allaient bon train et encore au milieu du XXème s, tout Paris se passait le mot: la maison du 1 avenue Frochot était hantée par le fantôme de cette servante sauvagement assassinée qui errait, âme errante et justicière, malmenant la quiétude nocturne des propriétaires qui à sa suite vinrent à vivre sur les lieux d’un crime qui criait réparation.

Le lieu se prête encore aujourd’hui aux évocations les plus intenses:véritable capsule temporelle, restée inchangée depuis le XIXème s, la maison survit étrangement dans un arrêt sur image. Le temps semble s’y être arrêté:

Au fil des étages, on pénètre dans un décor et un confort surannés, dont les moindres détails, des faïences des WC jusqu’aux sonnettes, témoignent de l’esprit d’un temps lointain où les intérieurs parisiens, baignant dans une obscurité presque totale, dressaient le décor surchargé d’un cabinet de curiosités anachronique.

Tout y joue d’une intimité étrange, inquiétante…Les meubles hiératiques exaucent cette solennité des catafalques les jours pluvieux de funérailles, les objets qu’on devine répondre à une savante mise en scène, finissent par prendre si ce n’est la couleur du moins la connotation d’offrandes posthumes.

La maison entière devient comme un tombeau, pis: un art d’embaumement, une thanatopraxie…vivante.Il y a… cette atmosphère de recueillement et d’étouffement tout-à-la fois. Comme une survie artificielle ou une mort apparente (le XIXème s littéraire fut friand d’un tel imaginaire).

C’est une mémoire en quiescence comme ces plantes qui s’assèchent totalement et réussissent à survivre des centaines d’années miraculeusement dans le désert.Il suffirait alors d’un peu d’eau et les racines qu’on croyait mortes reverdissent et la plante se redresse, fantastique…

Des propriétaires qui se sont succédé depuis le crime sordide de la servante, l’histoire retient parmi les plus célèbres ce fait curieux: Victor Massé, le compositeur d’opérettes y trouva la mort en 1884. Un siècle plus tard, en 1986, c’est au tour de Mathieu Galey, un écrivain “manqué” que l’histoire retient comme un critique littéraire de s’y éteindre. Leur point commun? Ils s’y éteignirent à petits feux, tous deux victimes de la maladie de Charcot, affection rare et pernicieuse qui abouche à une paralysie de tous les membres…

Dans les années 1980, la demeure, à la réputation sulfureuse, fut convoitée par Sylvie Vartan et Jack Nickolson. Ce fut un dandy et mécène fortuné, Patrick Brou de la Laurière qui finit par l’acquérir, se prévalant toutefois de faire exorciser la demeure par un sorcier.

…Depuis sa mort, ce fut à son ami Jean-Jacques Giraud d’en hériter. Il y demeure toujours aujourd’hui, au milieu des escaliers tortueux et des meubles sourds♦

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