Nadia Barrientos - Paris Sortilèges

La porte du 14 rue Monsieur le Prince

Camille Saint Saëns habita de 1877 à 1889 dans cet immeuble, derrière cette porte dont on remarque l’étonnante singularité: monumental, le portail en bois conçu comme l’élévation tripartite d’une église gothique, attire le regard du promeneur sur son étage inférieur:
Ici, les panneaux de bois sont sculptés en bas-relief et révèlent deux galeries en perspective style Renaissance surmontées d’une voûte à caissons.
De part et d’autre de ce qui se construit comme une curieuse symétrie: une niche aveugle, appelle une présence qui a disparu. Statue cultuelle ou œuvre d’art? Objet cérémoniel servant le rite d’une théurgie secrète?
Comme Hercule à la croisée des chemins, le visiteur est invité à opérer un choix entre deux issues qu’esquisse en perpective une seule porte.

Le choix d’Hercule, Annibal Carrache, 1596

Ce topos mythologique du héros acculé à la prise de décisions entre deux chemins (le chemin laborieux de la vertu, le chemin séduisant du vice) date de l’Antiquité (on le trouve chez Xénophon, chez Cicéron) mais se rafraîchit à l’époque de la Renaissance où il sert de canevas initiatique dans l’art des “paysages moralisés”. Hercule, au centre, se retrouve face à un dilemme d’existence: à sa gauche se présente le chemin le plus ardu sous le traits d’une femme sévère: c’est celui d’une vie vertueuse dont l’exigence masque les futures récompenses. À sa droite, sous le voile d’une femme séduisante et offerte in medias res, le tente le chemin volage et fallacieux d’une aventure aussi évanescente qu’éphémère et dont le gage futur, indéduisible, recouvre tourments et remords inéluctables.

Ce motif philosophique connaît alors une grande fortune artistique. Héritier de la “psychomachie” à l’honneur durant tout le Moyen-Âge, ce “combat de l’âme” sur le front guerrier des armées des Vices et des Vertus popularisé par le poème éponyme de Prudence (IVème s.ap.J.C.), il engage philosophes et humanistes qui redécouvrent alors la pensée de Platon et les textes alchimiques des premiers siècles dans une réflexion imagée et fantastique de l’aventure de l’âme dans le dédale énigmatique de l’existence.

Jardin de Bomarzo, Echidna (sirène bifide) et deux lions.

Romans allégoriques et jardins ésotériques comme le célèbre Songe de Poliphile (ouvrage anonyme publié en 1499 à Venise) et le jardin des monstres de Bomarzo (construit en 1551 emprès Viterbe) consacrent dans la nature et sur la page, l’itinéraire philosophique de la conscience en proie aux pièges des émotions et des projections mentales, des souvenirs et des fictions.
La sixième lame du tarot de Marseille-un jeu philosophique qui joue des mêmes associations psychiques que la littérature allégorique et les jardins et qui naît en Italie au même moment- représente “l’Amoureux”:

Tarot de Jean Noblet, 1650, Paris.

au centre de la composition, un homme vêtu à la mode italienne du tardif Quattrocento, est tiraillé de part et d’autre par les sollicitations de deux femmes. Au-dessus d’eux, l’ange aveugle du désir s’apprête à décocher sa flèche.
On retrouve ici sans ambages le motif du choix d’Hercule: la femme à gauche qui porte une couronne de lauriers symbolise la voie vertueuse et modérée de la sagesse tandis que celle de droite, à la couronne de fleurs printanières et qui pose sa main sur son cœur comme pour l’obliger, découvre la voie légère de l’insouciance et de l’immédiateté du plaisir.
Le choix d’Hercule devient une métaphore d’initiation au seuil de la porte du jardin caché de l’expérience: les traités alchimiques de la Renaissance s’en font l’écho et reprennent l’image pour en enrichir le sens. Dans le livre d’emblèmes de l’Atalanta Fugiens (“l’Atalante fugitive”) de Michael Maier publié en 1617, la vignette 27 présente une curieuse énigme:

Atalanta Fugiens, Michael Maier, 1617

Un homme sans pieds se trouve face à la porte massive d’un jardin convoité. Désire-t-il y pénétrer? La sentence qui accompagne cette image dans le livre renseigne par métaphore sans pour autant clairement répondre: “Celui qui tente d’entrer sans clé dans la Roseraie des Philosophes est comparé à un homme qui veut marcher sans pieds”.
Il s’agit de ce que les alchimistes appellent sous couvert d’oxymore “l’Entrée ouverte au Palais fermé du roi”: derrière l’apparent paradoxe, l’initié comprend intuitivement que le secret que recouvre la quête du Grand Œuvre n’est point approchable par l’intellect…et qu’il lui faudra errer par les approximations sensibles que réveille “l’imaginatio vera” (l’imagination véritable).
Revenons à la porte massive du 14 rue Monsieur le Prince: si notre regard se porte vers les hauteurs, il remarque qu’un mascaron à tête d’homme surmonte l’ensemble de l’entrée…le spectre d’Hercule?
De chaque côté, s’accoudent des allégories sculptées en pierre, gigantesques.
À gauche, une femme vêtue d’une toge, assise sur une belle pille de livres, est absorbée par sa lecture; à ses pieds, Athéna en armes monte la garde….À droite, une femme parée de bijoux, vêtue à l’orientale, un narguilé à ses pieds, est assise sur une pile de livres qui menace de s’effondrer.
Comme sur la carte de l’Amoureux du Tarot de Marseille, nous voilà au seuil d’une issue “psychomachique” digne des romans allégoriques de la Renaissance: à gauche, l’allégorie de l’étude et à droite…celle du libertinage et du divertissement.
Que choisir? …Il n’y a qu’une seule porte.
Voici le labyrinthe, dit-il-en me montrant un grand secrétaire laqué. (…)Dans toutes les fictions, chaque fois que diverses possibilités se présentent, l’homme en adopte une et élimine les autres”: c’est le dilemme qui ouvre la nouvelle de Jorge Luis Borges “le jardin aux sentiers qui bifurquent” (1941).
Dans cette histoire qui s’invente comme une métaphore de la littérature, un écrivain décide d’écrire une “œuvre totale” où la fiction choisit simultanément tous les chemins y compris les plus contradictoires.
Livre impossible? “Entrée ouverte au palais fermé du Roi”?
Peut-être suffit-il au curieux parisien, si jamais ses pas l’amènent devant le 14 rue Monsieur le Prince, de tenter de passer la porte étrange, à la faveur de la sortie d’un voisin ou d’un l’entrebaillement inattendu.
Un court instant peut-être,reviendra-t-il à sa mémoire le cortège de forêt obscures et déroutantes par lesquelles, dans le cortège de la Divine Comédie de Dante et de tant d’autres songes arpentés, d’autres avant lui perdirent le nord et errent peut-être encore;
l’odeur humide d’une aurore, le voile opaque de la nuit, les chemins de traverse où des allégories vivantes viennent à sa rencontre comme les bons génies et les démons qui dévorent l’âme. Peut-être même lui murmureront-ils que les antagonismes, d’apparence, ne se révèlent qu’à la faveur, a posteriori, de leurs noces secrètes.
Noces secrètes, “noces chymiques” qui exigent son expérience, unique, aventureuse, indécidable: irremplaçable. À chaque instant, devant chaque porte, le monde se risque à disparaître pour quelqu’un.
C’est l’énigme hermétique de “porte ouverte du palais fermé du roi”qui ne s’est pas éteinte malgré les siècles. C’est l’oxymore vivant au cœur des initiations profondes.
                                        “Solve et Coagula”: dissous et recompose♦
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