Nadia Barrientos - Paris Sortilèges
“À la Saint-Lundi, tout est permis”

Une coutume singulière: refuser d’aller travailler le lundi, prolonger le repos ou bien l’ivresse du dimanche.Ne pas sincèrement finir la semaine, ne pas franchement l’ouvrir: préférer l’entre-deux, l’intervalle, le temps suspendu. En profiter pour réfléchir, pour se réunir: c’est un temps sacré, non-ordinaire, propice à l’exutoire de la fête…et à la fédération des soifs que grise la révolte.

Cette coutume est attestée dans divers pays d’Europe au Moyen-Âge, à une époque où la solidarité communautaire et corporatiste permettait aux serfs et artisans de ne travailler que trois ou quatre jours par semaine.Le reste du temps était dédié aux réjouissances collectives et au partage du surplus de production tels que certains tableaux de Brueghel s’en font témoins dans les campagnes.

Brueghel, Les moissonneurs, 1565

Mais dès l’entrée dans l’ère moderne, le monopole conquis par le travail capitaliste et son rythme accéléré qui entend synchroniser les gestes et les consciences met à mal cette tradition qui devient le dernier bastion de ceux qui refusent de se mettre au rang du temps normé universel et de la standardisation des poids et des mesures.

La Saint-Lundi se perpétue toutefois, de manière plus interlope, à l’ombre des manufactures et des ateliers qui essaiment sur la colline populaire de Belleville, dans l’Est parisien.

C’est le fait des ouvriers, pour la plupart fraîchement arrivés de la province dans les faubourgs de Paris, qui, parqués extra-muros dans des conditions de travail et d’existence des plus pauvres,n’abdiquent pas encore cette réappropriation d’un temps improductif par essence où le rendement, la compétitivité, la plue-value ne sont pas de mise…et où le pouvoir est redonné provisoirement au latent, au vivant et au possible.

À la Saint-Lundi, tout est permis”: à la traîne du monde à l’envers des anciens et furieux Carnavals, le hold-up autoproclamé de ce jour en rab’ par les acteurs de la semaine elle -même -par ceux qui y travaillent, qui la construisent-ouvre l’histoire subversive du pas de côté, de l’intervalle. Subversive, la St Lundi l’est à plus d’un titre: d’abord, parce qu’elle offre un temps autre, libéré des contingences de la production et du pouvoir, pour fédérer soifs, espoirs, revendications et dissidences à l’ombre clandestine d’une guinguette, d’un champ de foire.

Ensuite parce que, à l’instar des rites de passage qui obscurcissent à dessein les entresorts par où opèrent les métamorphoses, la Saint-Lundi réveille un angle mort entre la fin de la semaine et sa reprise automatique: elle révèle ainsi que le rapport au temps, de plus en plus vissé par la priorité de la croissance économique, est un esclavage artificiel. Derrière les coutures feintes du décor, elle laisse bailler l’illusion ultime de l’artifice du théâtre. La saint-Lundi ouvre en ce sens, l’espoir d’une révolte contre le temps: le temps factice des montres et des pointeuses, des agendas et des taux à intérêts qui refaçonnent à leur profit cette part la plus intime de chacun: les rythmes biologiques, les ressentis psychiques, l’ appréciation inaliénable des gestes et des émotions qui y fleurissent.

Une histoire politique du dimanche

Le dimanche était, au tournant du XVIIIème et du XIXème s. à Paris, un jour d’exception qui se différenciait du reste de la semaine: il y avait le dimanche…et les autres jours.Jour de repos consacré à la louange de Dieu qui s’était arrêté au septième jour de la création pour contempler le monde(” tout labeur exercé sans nécessité ce jour-là est une offense à Dieu”),le monopole cultuel et religieux s’était peu-à-peu amoindri pour laisser place à une parenthèse hebdomadaire chômée et dédiée au repos, à la famille ou aux loisirs.

Le dimanche, bien qu’il soit un marqueur hebdomadaire à échelle nationale, était vécu de manière différente selon sa classe sociale.

Boulevard près de la porte Saint-Antoine, Vue d’optique, XVIIIème s.

L’art de la promenade rendue possible dans les villes suite à la percée de grandes avenues (à Paris, le Cours la Reine, ancêtre des Champs-Élysées et les boulevards élagués sur les vestiges des anciens remparts) deviennent dans un premier temps le rendez-vous dominical des élites aristocratiques dont les attelages et les suites rivalisent de tape-à-l’œil: comme jadis l’office du dimanche était l’occasion pour les puissants de parader dans leurs plus beaux atours (leurs costumes “du dimanche”),  le décor urbain se transforme désormais à plus grande échelle en théâtre d’apparences et d’importances.

Les offices restent toujours le rendez-vous des plus bigots et à cette occasion, le rassemblement hebdomadaire de populations habituellement diffuses encourage l’ouverture de lieux de soifs et de services: cabarets, guinguettes et échoppes.Décriés par les églises et les curés, l’ouverture des cabarets à proximité -dont les blasphèmes et gaillardises prennent souvent le dessus sur le chant des enfants de chœur!-sont le marqueur d’un bouleversement économique et social qui ira désormais croissant: les nouveaux impératifs de production et de consommation rompent les scansions familières et effacent bientôt les repères tracés jadis pour donner au Seigneur une dimension spirituelle exclusive.

En outre, dans le courant du XIXème s, la promenade jadis usurpée par la parade des classes aisées, se démocratise: l’arrivée massive de classes laborieuses à Paris déverse sur les boulevards et à l’ombre des fortifs où éclosent guinguettes et baraques de foire,son lot d’ouvriers et de grisettes en quête de délassement et de loisir bon marché.

La traditionnelle “descente de la Courtille”, lors du Carnaval, à Belleville, à l’aube du mercredi des Cendres

C’est l’heure des théâtres de boulevard, des cabarets à thème et des entresorts: le dimanche est à la fête et à plus forte raison que les classes laborieuses ne sacrifient pas à l’épargne et entendent bien dépenser leur salaire durement gagné durant la semaine dans la réjouissance collective que le dimanche chômé leur accorde.

Les bourgeoisies jadis adonnées aux activités d’extérieur, privilégieront désormais les activités du dedans, comme un ultime rempart de classe: les intérieurs deviendront, pour ceux qui ont les moyens d’habiter de belles demeures, les signes matériels du prestige où s’impose l’élitiste délassement dominical de l’entre-soi.

Au XIXème s. la rue, les faubourgs et les guinguettes deviennent le royaume du dimanche des Gagne-Petit, des artisans, des ouvrières: la Saint-Lundi y écrira sa vivante histoire, insoumise et réjouissante.

Court-circuiter le temps : la terre d’asile de Belleville

Anciennement, la ville comptait des périmètres sacrés aux alentours des églises, dans les cimetières-de près ou de loin à des points de jonction ambivalents où le monde des esprits touchait le monde profane- où régnait un droit souverain qui excédait la justice humaine et permettait aux proscrits et aux bannis d’y demeurer sans risquer d’y être pris: délimitées matériellement par des bornes de sauveté, ces territoires échappant au droit commun constituaient des “terres d’asile”.

À Paris et à mesure que la ville s’étend en dehors des murs successifs qui pourvoient à sa défense, des “terres d”asiles” éclosent dans le pourtour des vestiges des remparts: Cours des Miracles au sens plein, puis refuges précaires et mal famés en dehors des limites admises; à Belleville, s’y concentre au XIXème s. une population grouillante et bigarrée comme le Carnaval. Artisans et ouvriers démis de leurs droits corporatifs (jusqu’à la Révolution Française qui abolit les corporations de métiers pour attiser l’étincelle du libéralisme économique et le droit de la libre concurrence, le système des corporations de métiers était de mise), jeunes en rupture de ban qui viendront nourrir les gangs d’Apaches qui se disputent la main-mise symbolique des faubourgs, jeunes filles et marchands de vin de “la Courtille” constituent un État à part.

 

 une bande “d’Apaches”

De fait en dehors du mur fiscal des fermiers généraux (à l’emplacement de l’actuel boulevard de Belleville) qui force marchands et commerçants à s’acquitter d’une taxe onéreuse imposée sur les vivres et les boissons, ils jouissent dans les hauteurs d’une vie plus bon marché: le vin y est détaxé et qui plus est, produit sur place, sur les pentes de vignobles qui fleurissent le vin “guinguet” dont les guinguettes qui commencent à s’ouvrir à la consommation sur place, prennent le nom.

Leur exclusion géographique, fiscale et symbolique : ils la retourneront à leur profit et s’en attribueront l’exclusivité. Il fait bon vivre sur les hauteurs, là-haut à Belleville. Certes les fumées d’usine, du fait du sens des vents, épaississent l’air qui y est moins pur qu’à l’Ouest où les classes aisées commencent à prendre leurs quartiers dans le XVIème et dans la proximité du bois de Boulogne…mais à Belleville, une certaine liberté d’esprit, de mœurs rend la vie plus franche, plus vibrante, moins surfaite.

Une guinguette à Belleville le dimanche soir

D’ailleurs, les parisiens affluent le dimanche dans les débits de vin: les salles vastes y accueillent des centaines de personnes, la proximité de la campagne et les décors bucoliques tressés de charmilles et de lacs artificiels remportent les suffrages des citadins en mal de nature et d’exotisme.

C’est aussi l’occasion d’une mixité sociale inattendue: la fameuse “tournée des Grands Ducs”, lancée par quelques aristocrates au XIXème s. en quête de pittoresque et d’immersion d’un soir dans les “bas-fonds” urbains -que la publication des Mystères de Paris d’Eugène Sue avait mis à la mode- déversait dans les guinguettes des “Folies” et du “Tambour Royal” des centaines de parisiens aisés appâtés par la consommation bon marché que rehaussait l’ambiance festive et décomplexée. Jean Ramponeau, patron de la guinguette du Tambour Royal était alors le dieu illustre du panthéon des soifs : il avait eu la brillante idée de vendre dans sa gargotte le vin 1 sol moins cher que ses voisins: le tout-paris se pressait chez lui; il devint  le point de chute des ivresses parisiennes. Son nom devint un étendard que l’usage métamorphosa en verbe:

Au petit matin-les guinguettes étaient ouvertes toute le nuit- des marées de noceurs en fin de partie refluaient vers Paris par la rue du Faubourg-du-Temple (rebaptisée “la Courtille”) : tout un flot de mines dépenaillées et titubantes s’en retournait vers leurs respectives contingences, inscrivant dans le paysage la traîne onirique de leur cortège. Ils “ramponaient”.

La Descente de la Courtille, Jean Pezous, 1835

Cette vision urbaine qui vaut bien les traînes de fantômes que le Moyen-Âge avait rêvés dans les processions nocturnes des âmes damnées surgissant dans les faubourgs, intronisa force d’habitude une tradition que le XIXème s. outrancia à Belleville lors de la période de Carnaval: c’était la “descente de la Courtille” à l’aube du mercredi des Cendres. La coutume engageait à venir boire toute la nuit dans les guinguettes, puis, lorsque les premiers rayons de l’aube se faisaient sentir, la foule à moitié ivre se déguisait avec les frusques et accessoires qui étaient à leur portée: ainsi dégingandés comme une armée de grimaces improvisées, ils descendaient l’artère principale de la colline (actuelle rue de Belleville) jusqu’à atteindre le cœur névralgique du Paris des importances (l’actuelle place de la République).

Ce moment épique et dissident marquait l’entrée en Carême: l’année entière était consacrée à son outrancière répétition. Des sociétés secrètes de gens de soif comme “les Badouillards” sévissaient l’année durant dans les alentours festifs de la colline et prêchaient de manière facétieuse “l’art de s’engueuler sans trop se fâcher”. Leur crédo? Il fallait boire et se rire de tout. Aussi n’hésitaient-ils pas à faire de Belleville le théâtre de leurs provocations constantes, titillant le sérieux des gens du monde, renversant toutes les licences. L’article n°1 de leur charte donnait le ton d’un programme politique, elle avertissait : “les badouillards sont tous égaux devant la noce”.

Révolution et Carnaval

L’homme a le souffle court et pour peu qu’on le berce, le dimanche l’endort que c’est déjà lundi”

À l’instar de la descente de la Courtille le mercredi du Carnaval, la Saint-Lundi: une parenthèse dissolvante qui fédère une arme politique sans rivales-la soif-et qui brouille gaiement les frontières instituées du temps compté entre l’hier et l’aujourd’hui, entre la veille et le jour qui se lève dont l’ivresse recompose, paradoxalement, un semblant de cohérence.

Walter Benjamin en avait l’intuition lui qui disait : “il faut faire de la politique une poétique et reprendre à la révolution les forces de l’ivresse“.

Car il s’agit du même liant qui structure et décompose: la fête en est l’endroit fédérateur, la révolte, l’insurrection…l’envers offensif et destructeur. L’entre-deux, indémêlable, est à la fois l’étreinte et le combat de forces ambivalentes, le lieu de tous les risques et des espoirs.

L’histoire n’est-elle pas magique au sens strict: n’opère-t-elle pas en permanence un détournement des énergies des hommes pour renverser et recomposer les intérêts, les influences et les puissances?

Charivari! …Comme le rite carnavalesque, comme la fête lorsqu’elle aiguise et qu’elle fédère: la brèche, la saignée, la faille par où s’invite provisoirement le chaos afin de remettre en mouvement l’unité (toujours imaginaire) d’une communauté de destins.

La santé par le chaos: sans doute la visée première de tous les rites qui comme une scansion calendaire, reviennent à certains moments cruciaux-où la menace et la métamorphose se font latentes- et recomposent à partir des restes hébétés des rêves arrivés à échéance, une imagination régénérée qui restructure une unité de souhaits, de craintes partagées où les hommes se reconnaissent.

C’est ici le nerf imaginaire de la cohésion sociale. Pendant des siècles, l’institution religieuse du dimanche, avait tenté de visser cette cohésion au joug austère et politique du culte du Seigneur. Tout en écartant la menace des débordements inévitables d’un jour chômé, propice aux dépravations et fédérations dangereuses, le jour consacré à dieu, sous couvert également de sacrifier au repos des travailleurs et à la cohésion des familles, s’était imposé comme un garde-fou.

Mais les impératifs économiques nouveaux du capitalisme qui, sous couvert de nourrir l’accumulation insatiable de la spéculation et du profit impose le travail comme une obligation morale et universelle, font exploser les rythmes familiers et invitent sur la scène de l’Europe moderne ce qui ne s’avoue pas encore être une guerre menée pour la gestion et le contrôle…du temps.

Bientôt, la mécanisation et le travail à la chaîne imposeront un rythme ininterrompu de production qui exige une main d’œuvre permanente et ne saurait se satisfaire d’aucune pause.

La Révolution française entraînera un bouleversement d’ampleur, trop souvent sous-estimé par l’histoire culturelle: l’adoption d’étalons universels pour la mesure (et donc la maîtrise) du temps, de l’espace, des poids et des mesures. C’est à Paris la naissance du BIPM, institution préposée à fabriquer et à imposer le temps comptable (le temps atomique international actuel sur lequel se règlent toutes les montres), le mètre pour mesurer les distances dans l’espace (qui remplace la taille du pied du roi, jugée… à raison peu démocratique) et les étalons universels des poids et des mesures (jusqu’alors innombrables et favorisant des fraudes toutes aussi intraçables).

Le XIXème s. est le siècle des synchronisations : standardisation d’un temps légal et universel sur lequel chemins de fer, administrations et rythmes du travail se coordonnent; cartographies des territoires et rationalisation urbaine qui travaillent de pair à la maîtrise des terrae incognitae et des déplacements, des comportements dans l’espace public qui se monte et se remonte comme un théâtre. Traçabilité des populations et de leurs marges qui traduit une volonté soudaine de mieux connaître les territoires mouvants afin d’en optimiser la gouvernance.

Tout travaille à la “gestion” qui devient le mot d’ordre économique, politique et puis social d’un siècle qui se réveille ivre, encore,  au milieu des ruines de l’Ancien régime et qui se cherche, sur la pente positiviste des rationalisations et des prospectives, une légitimité nouvelle, sur fond d’autorité incontestable, technocrate et idéologique.

La gestion des hommes, de leur travail désormais industriel, dans les villes qui deviennent le point de chute d’une main d’œuvre bon marché et exploitée, redessine les faubourgs où viennent s’atomiser des individus coupés de leurs anciennes communautés (corporatives, familiales, etc.).

À Belleville, se concentre une population de travailleurs précaires, amputés stratégiquement de recours d’association: depuis l’abolition des corporations à la Révolution et le sursaut libéral qui impose la liberté d’entreprendre et la libre concurrence, la stratégie est à “diviser pour mieux régner”. Et la classe laborieuse-celle que la Machine avale sans pitié-devient ce monstre imaginaire que le siècle ne cessera par tous les moyens de dompter, de gouverner et d’aliéner.

“Classe laborieuse, classe dangereuse”: le ton est donné. Bientôt, le terme “bas-fonds” émergera des profondes analogies marines pour fabriquer l’image d’une population redoutée, aux portes de la ville, dont la masse grouillante et intraçable commence à inquiéter le bon bourgeois, pis: dont l’oisiveté supposée ouvre la menace de tous les vices, des dépravations les plus terribles, de tous les crimes.

C’est l’heure de l’angoisse urbaine qui devient le siège gigantesque d’un marché désormais abstrait où aux circulations des hommes, se surimposent celles des marchandises et à une vitesse exponentielle. Cette “intensification de la vie nerveuse” qui fera dire à Georg Simmel (Les grandes villes et la vie de l’esprit) que l’équivalence générale du chiffre préside désormais à l’omniprésence des horloges dans les villes et travaille, non plus à conjurer l’angoisse de la mort tel qu’était originellement, en filigrane, le but de la scansion cyclique des rythmes quotidiens calquée sur la course du soleil, mais à aligner et à faire servir les efforts des hommes aux intérêts automatisés du profit économique.

Belleville reste au XIXème s. un des derniers bastions du goût de vivre: les ouvriers, désormais atomisés dans les faubourgs près des ateliers et manufactures, continuent de se réunir le dimanche et d’engager des discussions à bâtons rompus, clandestinement, dans les guinguettes. Le dimanche s’y impose comme le creuset subversif de réunions et d’associations (politiques, de métiers, de beuveries) qui souffrent encore d’une stricte interdiction (il faudra attendre 1884 et l’avènement des syndicats).

Jamais dans le cours de son histoire, le dimanche n’aura été le creuset vibrant d’une appropriation populaire tel qu’il le devint à Belleville, au XIXème s. à la faveur de cet entre-deux pré-industriel et dans le cadre alors péri-urbain des marges de Paris. Fête et insurrection, Révolution et Carnaval y puisaient aux mêmes débits, “le vin des chiffonniers” si cher à Baudelaire :

Oui, ces gens harcelés de chagrins de ménage,
Moulus par le travail et tourmentés par l’âge,
Éreintés et pliant sous un tas de débris,
Vomissement confus de l’énorme Paris,

Reviennent, parfumés d’une odeur de futailles,
Suivis de compagnons, blanchis dans les batailles
Dont la moustache pend comme les vieux drapeaux.
Les bannières, les fleurs et les arcs triomphaux”

Loin de la factice régulation spirituelle du dimanche du seigneur d’Ancien Régime et encore à l’orée du dimanche sous sédatif imposé par la société de consommation et des loisirs, ce “dimanche du diable” stigmatisé par la bienpensance bourgeoise et libérale consciente de la menace, réveille dans la fange ambivalente des indésirables de la ville (à la fois refoulée et pourtant essentielle aux exploitants)l’intuition révolutionnaire d’un temps appropriable: d’un temps neuf, vierge, dérobé au temps compté et imposable, vicié et productif…un temps vécu, un temps rompu dans le partage et le désir, un temps ivre de toutes les ivresses et des soifs qui façonnent la grandeur humaine face au destin.

Nous le savons: à chaque bouleversement de Régime, les vainqueurs s’attaquent en premier lieu au calendrier, arme cruciale et ésotérique de gouvernance. Tabula rasa: le vieux décompte des jours est aboli, les dettes et échéances en cours sont défaites, on invente un rythme nouveau qui rompt toute continuité avec l’ancien et permet ainsi une renaissance possible. L’adoption du calendrier Républicain (1792-1806) à la sortie de la Révolution française, le tir des émeutiers lors de la révolution de 1830 sur les horloges publiques pour “tuer le temps en cours”: autant de prises par les armes d’un temps totalitaire dont le siège s’avère moins visible que la guerre …mais dont les victimes se comptent au nombre de tous.

Bientôt, la philosophie et la littérature se feront l’écho de ce qui reste l’intuition qui ouvre le XXème s: dans le cortège de Henri Bergson et de À la recherche du Temps perdu de Marcel Proust, l’abîme qui se creuse entre le temps objectif- contingent, “légal”, technique-et le temps vécu -ressenti,”indéchiffrable” parce qu’intime- réveille une blessure dont il incombe à la tâche de la pensée de l’histoire, de la mémoire, bon an, mal an…de cicatriser ou de dissoudre.

La Mémoire n’est-elle pas ce rite de passage spontané qui finit par raccorder sur la table de montage improbable du souvenir les évènements les plus lointains à l’actualité la plus criante et au hasard d’associations étranges dont l’ironie règnerait seule si la poésie n’y viendrait éclore?

La Saint-Lundi que les ouvriers continuent de célébrer à Belleville jusqu’en 1880 tient de ce court-circuit anachronique, philosophique et politique. Il est peut-être ce dernier sursaut d’”aura” auquel Walter Benjamin prêtera l’étrange qualité de faire se rejoindre le fugace et l’éternel, le présent et le lointain en un télescopage fulgurant qui parfois traverse la rencontre qui se creuse dans l’instant.

La semaine prenait alors un sens initiatique: un dimanche qui déteint sur le lundi, un lundi qui prolonge et confond l’arrêt et la reprise, c’est brouiller les pistes du passage mythique par où opèrent secrètement les métamorphoses. C’est imposer un angle mort, un théâtre d’ombres à l’endroit le plus crucial-l’entresort par où l’énigme toujours échappe et pourtant retient les hommes.

C’est laisser bailler le dedans et le dehors, l’avant et l’après pour faire signe de la faille essentielle: celle qui dissout et recompose, de manière ininterrompue depuis le premier regard de la conscience humaine-et bien loin de l’ininterruption factice des Léviathans du Capital: le mystère d’une existence où la question qui se poursuit reste la même:

“Le vrai problème n’est pas de savoir si nous vivrons après la mort, mais si nous serons vivants avant d’être morts”.

La Saint-Lundi s’estompera après les bouleversements de la Commune (1871) et sous la coalition des théologies de l’hygiène et des élites morales et libérales : considéré comme un fléau moral et social, on lui oppose les “vertus” du travail et la sobriété de l’épargne.

La loi du 13 Juillet 1906, rend pour tous les ouvriers et grâce à la lutte des syndicats, la trêve de repos dominical obligatoire. Cette loi repose sur deux valeurs nouvelles, préfabriquées pour servir l’ordre libéral: le repos et la famille.

Le repos? N’est-il pas nécessaire de faire se reposer les bêtes de sommes pour qu’elles reprennent le collier avec plus d’ardeur?

La famille? L’encadrement du temps libre des salariés devient le fer de lance de la nouvelle économie: le dimanche des ouvriers, désormais tenus de rester au foyer avec leur femme doit les tenir à l’écart des bistrots et, “d’une pierre deux coups”: relancer la natalité pour nourrir à terme la main d’œuvre.

Ceci fera dire à Albert Libertad en 1906: “On ne se repose plus qu’au jour légal, qu’à l’heure légale. Aux ouvriers, il fut désigné le jour où ils devraient être fatigués”.

Viendront bientôt la première guerre puis la seconde, les congés payés puis la naissance factice de la culture et de la société de consommation et des loisirs.Des “Comités des fêtes” institués ex-nihilo s’occuperont de détourner le sens vibrant des Carnavals et d’en remettre en vente les restes éviscérés, passés au moulinet des homologations les plus létales. La banalisation du dimanche devient l’enjeu croissant des monopoles de productions qui voient perspicacement un nouveau marché de consommateurs s’ouvrir parmi les milliers de personnes assignés au temps libre du repos et des loisirs.

Le début du XXIème s. assène un dernier coup : les tenants du tout-libéral organisent une lutte pour faire perdre au dimanche sa valeur d’exception et lui faire servir les intérêts insatiables de la machine. Lors d’un déplacement à Rethel, le 13 Novembre 2008, le président Nicolas Sarkozy s’interrogeait, de manière faussement naïve:

“Le dimanche, c’est un jour de croissance en plus, c’est du pouvoir d’achat en plus”.

Un spectre hante l’Europe…

La Saint-Lundi en exauce la soif…renversante, carnavalesque, inextinguible.
Menu