Nadia Barrientos - Paris Sortilèges

 

Carte du Tendre♦

Le temps passe, le souvenir reste“: sans doute la phrase la plus gravée sur les épitaphes qui paradent sur les vitrines défraîchies des quelques pompes funèbres qui fleurissent aux alentours des cimetières.

“Le temps passe”, les villes se transforment (“la forme d’une ville change plus vite, hélas! que le coeur d’un mortel” déplorait Baudelaire). Des chemins se perdent, s’effacent, d’autres routes les remplacent. Les hommes meurent, parfois leur nom survit ou bien voyage.

Paris et ses environs, l’île-de-France du “Grand Paris” affleure comme le territoire enchanté d’incessantes métamorphoses. Ici, le souvenir en négatif d’un monument disparu se retrouve dans les arêtes inconscientes du bâtiment qui reprend sa place, là c’est un nom bien trop ancien pour demeurer dans le souvenir qui se réveille comme par magie sur l’enseigne clignotante du kebab, la grande Roue des fêtes foraines colporte à son insu la triste mémoire des condamnés au supplice médiéval de la roue sur les places des marchés.

Comme dans une forêt de symboles où le passant, l’ethnographe et le poète s’aventurent, jouant des formes de la ville comme d’une plastique propice à la philosophie allégorique de la rêverie, Paris et ses banlieues, “ses couronnes”, offre dans le grimoire latent de ses noms de lieux, de quartiers et de communes, l’oracle vibrant d’une pratique divinatoire qu’il reste à inventer: appelons-là “toponymancie”(l’art d’interpréter, de réveiller les noms de lieux) à la lisière de l’histoire et de l’usage, trésor d’une érudition occulte propre au populaire et aux poétiques glissements de sens qu’il opère.

Qui se douterait, par exemple, en croisant la rue Croix des petits-Champs non loin de l’actuel ministère de la Culture, que l’actuelle rue “du Pélican“, loin de colporter le souvenir d’une ancienne enseigne à nom d’oiseau, a été renommée au XIXème s. à seule fin morale et rédemptrice: …afin de recouvrir le nom de la rue du “poil-au-con” qui depuis le Moyen-Âge, ne cherchait pas à taire la réputation sans fard dont elle faisait commerce à deux pas du Louvre.

Par caresse phonétique et suivant le détournement d’une figure de style qu’il reste à inventer (une “contrepèterie inversée”, une “contre-contrepèterie”: les propositions restent latentes), la ville aiguise à notre insu la lame du trait d’esprit où se heurtent les reliefs inattendus des us et des usures d’un vécu qui finit par se fossiliser, s’oublier, se confondre dans la mémoire.

Comme cette façon savante qu’a l’appropriation populaire d’altérer le sens et l’orthographe d’un mot, d’une expression jugée opaque pour lui redonner une deuxième vie dans une toute autre réalité de langage, les noms de Paris sapent les distances qui séparent les grammaires des grimoires et refont surgir des contrastes d’affinités, de luttes ou bien d’étreintes que la règle ne norme qu’en façade.

Cette saveur qu’une érudition farceuse seule peut goûter, remélange tout ensemble sans égard des privilèges ni des licences.

Tout y concourt au syncrétisme, à la Noce chymique: le noble comme le vil, le galénique et l’empirique, le jour gras et le carême, à l’image du ragoût des Halles que celle qu’on appelait la “Marchande d’Arlequins” au XIXème s. improvisait au petit matin à partir de tous les restes des tables bourgeoises de la ville et qu’elle revendait pour trois fois rien aux affamés du Ventre de Paris.

La Marchande d’Arlequins des Halles de Paris, début XXème s.

 

Chaque nom de rue, de carrefour, de place, de lieu-dit, d’impasse est à Paris comme le débris infime d’un miroir rompu, dont le reflet infiltre notre regard…qui, plus savant que la plus exacte archéologie, recompose l’unité perdue au travers celle qui se rêve.

C’est donc en périphérie, à la marge des savoirs et des reliques homologuées que le patrimoine autorise, qu’il va falloir entreprendre ce voyage.

Barrière des Amandiers, carrefour de la rue actuelle des Amandiers et du boulevard de Ménilmontant, à la fin du XVIIIème s.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Passées las anciennes portes fiscales et de défense qui faisaient mine d’arrêter la croissance de Paris,le territoire de l’île-de-France ouvre la page inachevée d’une géographie galante où les noms de communes recouvrent l’étreinte d’anciens fiefs, de reliefs singuliers, d’enseignes éteintes, de lieux se supplices notoires, de haltes processionnelles et de noms millénaires de propriétaires de domaines.

La Griffe propriétaire dans la signature du paysage

D’abord, la toponymie de Paris et de ses environs est marquée par les noms des anciens propriétaires, puissants, seigneurs qui y délimitèrent leurs domaines et y firent fructifier leurs terres. Leur souvenir remonte parfois à loin: la plupart des noms de communes qui se terminent par “-y” sont des termes gallo-romains qui rappellent le nom de ces seigneurs de la France antique puis féodale.

Orly” procède de “Aureliacum” attesté dès le IXème s. Entendons: “le domaine d’un certain Aurelius” dont la particularité biographique s’est évanouie avec le temps.

De même:

•”Antony“> le domaine d’Antonius (attesté dès le IIIème s.)

•”Bobigny“> le domaine de Balbinius, nom d’un ancien général romain qui créa une villa dans l’ancienne forêt de Bondy.

“Baubigny” sur la carte Cassini, 1780.

•”Bondy“>le domaine de Bonisiacus, attesté dès le VIIème s. Qui donna son nom au village de Bondy et à la forêt voisine, très vaste au Moyen-Âge et connu pour être le repaire de nom

 

La chapelle Notre Dame-des-Anges, au coeur de la forêt de Bondy, telle que rebâtie au XIXème s.

breux brigands.

 

Une légende raconte que trois marchands y furent attaqués au XIIIème s. et sauvés de la mort par l’intercession d’un ange: la chapelle Notre-Dame-des-Anges maintes fois détruite et reconstruite mais toujours sur pied, rappelle au cœur de la forêt le souvenir de ce miracle qui devint un prétexte de pèlerinage très couru dans l’île-de-France médiévale.

 

 

 

 

 

 

•”Brétigny-sur-Orge“> le domaine de Britiniacum (1146), soit le domaine d’un “dit Breton”, ressortissant à l’époque de Grande-Bretagne et sans doute arrivé au VIème s. lors des migrations bretonnes.

•”Cergy“>anciennement orthographié Sergy: domaine d’un dit Servius.Une autre étymologie, populaire, se dispute l’origine de nom de cette ville: Cergy à l’envers se lit “ygrec” et ressortirait de la forme serpentante que prend l’Oise sur le territoire de la commune. Cette analogie qui n’échappa pas au Roi de France lui-même, se retrouve désormais sur le plan de la ligne A du RER comme un dernier clin d’œil.

 

 

 

 

“Chambourcy”> le domaine d’un certain Camburcos, nom gaulois plus tard latinisé en “Camborciacum”. Notons que la commune de Chambourcy abrite l’une des merveilles les moins connues de l’île de France: le Désert de Retz, vaste jardin à l’anglaise conçu à la veille de la Révolution Française comme un labyrinthe ésotérique, ponctué de fabriques  et de haltes dans le paysage, propre à la contemplation et à la retraite.

La colonne à demi-détruite qui servait de résidence à François Racine de Monville, le maître de céans, reste aujourd’hui l’un des rares vestiges de l’architecture utopique de la fin du XVIIIème s. où le pressentiment de la Révolution attise l’imaginaire des ruines dans l’inconscient européen. Ce vaste domaine laissé à l’abandon pendant plus d’un siècle fut redécouvert au XXème s. par les surréalistes et se visite aujourd’hui sur rdv.

•”Clichy“> le domaine de Cleppius, attesté dès 752. Clichy devient le lieu de résidence principale des rois Mérovingiens et le domaine privilégié du roi Dagobert.Au Moyen-Âge, ce bourg situé au Nord-Ouest de Paris par-delà Asnières, est appelé “Clichiaci in Garenna (Clichy la Garenne) du fait que le lieu était prisé par les Chasses royales (une garenne désignant à l’origine un espace réservé à certaines espèces de gibier).

•”Évry“> le domaine d’Eburius, attesté dès le Ier s. av.JC.  Du village agricole en bord de Seine parsemé de châteaux (où au XVIIème s. la marquise de Mostespan accueillait son amant le jeune roi Louis XIV) jusqu’à la ville nouvelle des années 1960 destinée à accueillir 50 OOO habitants, cette ville à 26 km au sud-est de Paris fait montre d’une superposition de strates foisonnantes. Ici, les barres de HLM ombragent un presbytère du XVIIème s, la Cathédrale de la Résurrection dédié à un évêque évryien du VIIème s. peut se targuer d’être la seule cathédrale construite en France au XXème s. Les sillons des terres agricoles expropriées se poursuivent, n’en déplaise à la prédation lôtisseuse, à l’endroit où les angles s’entrechoquent et font désormais fleurir le fruit tardif de la violence urbaine.

La construction ex-Nihilo de la préfecture de Évry ville nouvelle, dans les années 1960.


Le quartier des Pyramides, sorti de terre dans les années 1970, symbole du nouvel urbanisme utopiste du désengorgement de l’agglomération parisienne.

 

 

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