Nadia Barrientos - Paris Sortilèges

 

 

C’est au cœur du quartier latin, entre la “Maube” et St Séverin, la survivance d’une devanture à l’enseigne d’une paire de lunette qui de prime abord force à méprise

…il ne s’agit pas d’un opticien.

Nous sommes 4 rue des Anglais, une rue du Paris médiéval qui tient son nom des étudiants anglais qui y résidaient au XIIIème s. à proximité de l’Université de la Sorbonne.

Une petite rue, mince fil tendu entre le lointain passé d’une cité grouillante, tournée vers le syncrétisme du savoir à échelle européenne et le futur antérieur de l’asepsie économique,de la standardisation des promoteurs: à quelques pas de Notre-Dame, les mêmes angles, des saillies confusément semblables ont vu passer Abélard et Héloïse, Dante et tant d’autres anonymes, étudiants ou dilettantes, dont la postérité confuse se dissout à mesure que les destins se superposent.

C’est le secret le mieux gardé du paysage: les êtres finissent par mourir et par se perdre et malgré les reconstructions,les ravalements et les désaffections qui se succèdent, les arêtes primitives sont toujours là: les angles sentinelles contre lesquels on finit tôt ou tard par s’accrocher, le pavé insurgé qui résiste à ne pas clairement s’ordonnancer dans la voirie, la fleur miraculeuse qui sort toujours d’entre les sciures de bitume, de ciment et de hors-champs.

Comme une impossible retrouvaille ou bien trop bien gardée, à la façon des noces clandestines que le temps opère dans l’arrière-boutique d’un bouge anachronique: reviennent , fatigués mais sur le qui-vive, les fins morceaux que le destin avait dispersé aux quatre coins des routes intraçables de l’histoire. Poètes dilettantes, illusionnistes de comptoir, assoiffés de la dernière heure, étudiants fauchés et gitans imprécateurs: c’est une foule de pièces décousues, une jungle interlope qui survit dans les poches suburbaines comme les chutes du poème qui affleure à la faveur confuse du crépuscule. L’un après l’autre, chacun prononce le mot secret, le mot de passe qui ouvre les sésames des fraternités scellées un soir lointain, autour d’une lumière vacillante et titubante.

Et la magie opère, la porte s’ouvre.Nous voici au “Cabaret du Père-Lunette”, le point de chute des noctambules et des transfuges.

Ouvert en 1840 au cœur du quartier de “la Maube”  (autour de la place Maubert, repaire de ristournes et de tours de passe-passe depuis le Moyen-Âge) par un certain Lefèvre dit “le Père Lunette”, le lieu tient du caravansérail en toc, dressé comme une halte éphémère sur la longue route qui se poursuit aux lueurs dégrisantes de l’aurore.

Lumière vacillante dans la nuit du Paris du XIXème s, son enseigne ambivalente qui force la méprise et ne confond que les aveugles, ouvre sur une oasis de guinguois : “cet endroit avec sa devanture écarlate et ses besicles de bois pour enseigne, n’est plus qu’un décor dont les figurants sont des poivrots”.

Mais peut-être que cela n’est juste qu’une couverture, qu’une esbroufe, qu’un mirage?

Il faudrait être indic ou initié pour se risquer à démêler le vrai du faux, la part occulte, ésotérique de celle profane que l’histoire posthume charrie par-delà les yeux clos des francs buveurs que la Mort escamote derrière la scène.

Mais le Cabaret du Père Lunette ne se laisse pas prendre, heureusement il échappe.

Il faut alors y pénétrer, par la petite porte, celle des restes, des miettes, des débris et des vestiges.

Aujourd’hui, le lieu existe toujours: il est le siège d’une galerie d’éditions versée à la bande dessinée, la galerie Christian Collin. Si le hasard vous y amène, par une après-midi volée, passez la porte: vous y découvrirez une caverne peinte à fresque digne de la villa des Mystères de Pompéï.

Entre les cimaises que la réaffection du lieu fait servir aux expositions qui désormais s’y succèdent, affleurent les figures altières et frondeuses d’un autre temps. Là, un officier du Paris de la Commune toise à droite le patron du Cabaret, prêt à surenchérir la tournée.

 

 

 

 

 

 

 

Ici, c’est une fille de Joie qui fait montre de ses atours, dans la solitude liturgique de ce qui se découvre comme une petite chambre, où un homme (un client?) s’est invité.

 

La représentation arrête le seuil ambivalent des poursuites que seule l’imagination sait mettre en branle: préliminaire à l’amour, instant d’après l’étreinte? L’art combinatoire des plans-séquence est laissé à liberté du regardeur.

Et le prétexte d’une image fixe devient le creuset subversif de narrations qui se répètent, exponentielles, infinies.

Huysmans, qui fréquenta le cabaret à la fin du XIXème s. et qui nous en légua un  témoignage truculent, ne s’y trompa guère:”la salle meublée de tables, de bancs, a des murs décorés de peintures saoules”.

Qui sait…la lointaine intuition qui prête aux murs la mémoire cachée des évènements passés, déteint parfois dans d’inquiétantes éruptions.

Visions surnaturelles que le pigment feint inscrire mais que le regard rend mouvantes, peintures rupestres que des millénaires d’obscurité ont su veiller, oscillations ténues qui rabattent le voyant et le rêveur, l’histoire écrite et celle vécue…Ou encore, comme ce fut le cas en Espagne, en 1971, l’inquiétante contagion de figures qui se composent toutes seules sur les murs d’une maison:

Les figures “surnaturelles” du village de Bélmez (Andalousie)

C’est l’histoire d’une femme seule, qui habite dans sa maison. Un jour, alors qu’elle est en train de faire la cuisine, elle aperçoit, sur le sol de ciment, une tache qui s’épaissit jusqu’à prendre les traits saillants d’un visage humain. Puis, petit-à-petit, la figure se disloque, s’invente des membres, progresse sur les murs. D’autres visages, d’autres regards affleurent…ils avancent, se décomposent, s’entre-mêlent et cadenassent les regards au mystère qui les anime. L’affaire s’ébruite et prend de l’ampleur: on fait venir des scientifiques, des parapsychologues, des mediums. On espère relever la trace de pigments réels, on branche des magnétophones pour enregistrer des “psychophonies”, ces traces sonores des conversations passées que les murs, croit-on, conservent, sur des fréquences qui nous échappent.

Mais la période franquiste de l’Espagne d’alors, s’avère peu conciliante pour les énigmes. Le tapage médiatique bientôt retombe, on étouffe l’affaire, la vieille dame continue à vivre parmi les figures qui envahissent les moindres recoins des murs et du sol de sa maison…Elle décède en 2004 et la municipalité met sous scellé la maison aux figures de Bélmez.

Nul si découvert? Dans cette interstice cataleptique où la maison poursuit sa vie propre et comme le cabaret visionnaire, c’est à la faveur ésotérique des angles morts, que les formes se travestissent et s’absolvent, se poursuivent ou s’étreignent sur la scène muette des rencontres auxquelles le temps accorde la faveur clandestine de se survivre.

Des peintures “saoules” dont les formes tanguent, se confondent et heurtent le regard…une maison vétuste aux murs qui ont vécus et où les sabbats se poursuivent à la faveur du silence…

L’ivresse ici est sans doute la clé des initiations les plus secrètes. Souvenons-nous:

C’est le point de chute de l’œuvre de Rabelais, le Cinquième Livre est entièrement voué à la quête de son oracle: la Dive Bouteille, source ivre des jouvences éternelles, qui ne cache qu’à moitié la métaphore de la puissance magique de l’imagination humaine.Arrivés au bout de leurs extravagantes et picaresques aventures, Pantagruel et ses compagnons, abordent sur l’île de l’oracle de la bouteille tant convoitée.Passées les initiations et les rituels aux cabbales impénétrables, les voici arrivés auprès du sanctuaire sacré pour que se dévoile enfin le fin mot de l’histoire.

Le suspense est à son comble, la prêtresse Bacbuc s’avance et leur murmure le mot occulte que l’oracle lui a transmis:”TRINCH est le mot dicté à tous les oracles, célébré et entendu de toutes nations, et nous signifie Buvez !

“Trinch”: une apostrophe de comptoir, le mot de passe des poivrots…et la clé secrète des alchimies les plus obscures. “Notez, amis, que de vin, divin on devient”

Nous revoici, avec Pantagruel, un prêtre défroqué et quelques autres revenus au point de départ de l’aventure…Les hauts faits et les guerres traversées, les cocasses aventures n’étaient peut-être prétextes, canevas, esquisses… peintures ivres, images flottantes sur le mur de ce que le réel nous convainc de notre histoire. Peut-être que nous n’étions jamais vraiment sortis de la caverne, du Cabaret subversif du Père Lunette qui ressert quand même après minuit, et même aux exilés, aux enfants perdus, aux déserteurs.Peut-être que nous y buvons encore, avec une foule d’impénitents qui nous rêvent dans leur ivresse et que notre soif sans cesse redécouvre étrangers et familiers.

Il n’est pas trop tard. L’enseigne est toujours là, des rais de lumière parviennent à l’extérieur,malgré la nuit.

Allez! retournons-y. Mais ne nous avançons pas à tête découverte, le risque est bien grand, gardons-nous de dissiper l’illusion qui comme un feu follet pourrait s’évanouir et nous rendre à l’absurde certitude, à la scène fantôme où les verres se découvrent vides… Cachons-nous dans la doublure de l’imper de Huysmans: nous sommes en 1890,le voici qui passe la porte du Père Lunette, un soir imperturbable qui ressemble à l’automne:

La salle meublée de tables, de bancs a des murs décorés de peintures saoules: une femme sans chemise posée sur un dos de poisson et à laquelle on tend une cuvette, puis Cassagnac qui la contemple, Gambetta dont l’oeil foudroie avec des jets de lanterne, Plon-Plon les chausses défaites, Louise Michel(…)

Crénom! Nous nous sommes plantés…. dans le décor. Revirons dans le réel:

Il y a de tout dans ce cabaret dont le plancher est un pavé de rue(…) Ces femmes sont d’impénitentes gouapes et ces gens qui déclament et chantent sont d’inaltérables pochards.Pour clientèle dans cette petite salle, tannée par la suie des pipes, de jeunes voyous aux yeux vernis et aux lèvres blêmes, de minables filles coiffées de fanchons et chaussées de galoches (…) Soufflées par l’alcool, elles bombent des joues de percaline rose, rayées de rides comblées par des ans de crasse. D’autres se grattent ou s’invectivent dans une langue de bagne tandis que les jeunes voyous les excitent.

…Un poète s’efforce d’expliquer en baragouin de ruisseau les beautés de ces fresques et un musicien les braille en grattant le bedon d’une guitare, ce après quoi: l’un et l’autre quémandent de la vinasse et des sous.”

Voilà, nous y sommes…au cœur vibrant et chahuté de l’existence, ce point de rencontres immarcescible où le bruit blanc l’emporte sur le poème. Carrefour sacré tanné de gouaille intempestive et d’expédients bien trop profanes.

Là, ici, restons-y, chez le Père Lunette. La vie peut bien aller, venir, mourir. L’histoire même tout escamoter, travestir, anéantir. Il reste toujours une faille, abritée, loin derrière les forteresses de l’évidence et des grammaires. Là, au plus intime de reconnaissances improvistes où les fraternités se retrouvent et se dérobent.Là où le pouvoir de l’illusion laisse gouter à son empire, et où le fin mot de l’aventure se résume à une soif qu’on partage.

Là, oui, là où un poète ivre s’efforce de décrire toutes les beautés saoules qui le traversent comme en peinture tandis qu’un pétengueule de carnaval assourdit la fête en grattant sur le fond d’une casserole oxydée.

Là où ce que l’on vit rejoint ce que l’on rêve…et encore “l’un et l’autre quémandent de la vinasse et des sous”♠
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