Nadia Barrientos - Paris Sortilèges

 

Il y a à Paris, une Mme d’Urfé, femme d’esprit, mais qui se croit en commerce avec les Sylphes et les Génies”.

C’est ainsi que Caroline-Louise de Hesse-Darmstadt, princesse, artiste et botaniste, présente en 1758 dans l’une de ses lettres, la femme la plus curieuse du Paris du XVIIIème s: Madame d’Urfé, de son vrai nom Jeanne Camus de Pontcarré, veuve du marquis de Langeac et d’Urfé, disparu à 30 ans en 1734.

Femme masquée anonyme, XVIIIème s.

Férue d’ésotérisme, d’alchimie et de cabbale, la jeune veuve se retrouve très tôt libre de se consacrer corps et biens à sa quête philosophale. Fortunée, elle dilapide son argent dans sa grande et couteuse passion: l’alchimie.

Celle qu’on appelle bientôt “la plus opiniâtre des alchimistes et la plus déterminée souffleuse de son temps” aménage un laboratoire secret dans sa demeure pour se consacrer à ses travaux. Son but ultime? La quête d’immortalité telle qu’elle est vantée à l’époque par quelques aventuriers hors du commun qui se targuent d’avoir percé le secret de l’élixir de longue vie.

Ces quelques alchimistes de Salon qui écument les Cours d’Europe au XVIIIème s. à la recherche de subventions et de protection de la part des princes, se retrouvent tous tôt ou tard invités aux soirées  de la riche Marquise, dans son hôtel du Quai des Théatins (actuel Quai Voltaire) en face du Louvre.

La table ésotérique de la Marquise d’Urfé dans le film “Casanova” de Fellini, 1976.

 

Cagliostro, le célèbre sicilien, l’extraordinaire Comte de St Germain dont la légende colporte qu’il aurait plus de 300 ans et qui éblouit tous les dîners européens de sa faconde et de son art de conter ses vies passées aux Cours des rois de Babylone, et aussi le jeune Casanova, alors de passage à Paris, s’y succèdent et s’y rencontrent dans les années 1750-1770.

Joseph Balsamo dit le Comte de Cagliostro


Le Comte de Saint-Germain gravé en 1783 d’après un original perdu appartenant à Madame d’Urfé.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nous voici en 1757. La marquise d’Urfé a 55 ans. Son neveu, Nicolas de la Tour d’Auvergne tombe malade:le jeune Casanova, aguerri aux recettes fallacieuses des faux-sorciers et des marchands d’Orviétan, le soigne avec un pentagramme ésotérique qu’il réalise rituellement aux heures propices de l’influence des planètes.

Giacomo Casanova par Anton-Raphaël Mengs, vers 1760

Impressionnée, Madame d’Urfé est bientôt totalement conquise par les pouvoirs occultes du jeune Vénitien. Devenu l’amant de cette femme de 20 ans son aînée (elle a 55 ans, il en a 35), Casanova n’a d’autre viatique que d’entrer dans son jeu, poursuivant et outranciant ses mystifications pour ne pas la décevoir, tenu par le zèle pressant et délirant de cette drôle de femme.

Dans ses Mémoires, Casanova ne se cache pas d’avoir triché. Ceci, loin de posthumément le desservir, le grandit d’une part humaine qui peut paraître, certes, paradoxale: ” Telle qu’elle était faite, elle (Madame d’Urfé) ne pouvait se repaître que de chimères(…) Si quelque lecteur trouve qu’en agissant en honnête homme je devais la désabuser, je le plains ; c’était impossible ; et quand-même je l’aurais pu, je ne l’aurais pas fait, car je l’aurais rendue malheureuse.

Rappelons que nous sommes au XVIIIème s:une époque charnière qui verra bientôt le triomphe de la Raison des philosophes des Lumières aux dépens des superstitions et des croyances que la technique n’a point encore désavouée par voie d’expérience. La science, encore débutante, se confond avec les spectacles des démonstrateurs et physiciens qui sous couvert de tours de passe-passe, mystifient la perception des spectateurs et leur font passer des vessies pour des lanternes.

Scientifiques-magiciens”sur des tréteaux, XVIIIème s.

Il n’y a pas de limites franches entre le réel et la fiction, le visible et l’invisible. Toute l’Europe est friande de merveilles, de curiosités et tendue par la possibilité de réaliser le rêve des alchimistes comme certains le laissent croire.Le rêve le plus immémorial de l’humanité semble être possible: celui de ne pas mourir, celui de se survivre…celui, d’enfin, percer le grand mystère.

La Mort est le talisman des alchimistes: mieux que l’étalon-or qui préside, inerte,  dans le fond des banques à la mise en mouvement magique des richesses et des valeurs à la surface du monde des hommes et des échanges, il devient le crédit universel d’une société qui rêve de transcender les lois humaines.

Madame d’Urfé, bien que l’histoire tristement ne la retienne a posteriori que comme une pauvre crédule sans entendement, témoigne d’une transaction toujours présente dans l’âme humaine: aujourd’hui, certes recouverte par la fantasmagorie du Capital (qui vaut bien tous les théâtres d’ombres des escrocs), cette économie “libidinale” qui joue sur les fantasmes et les désirs de chacun n’a rien perdu de son efficace même si l’arsenal techno-bureaucratique les recouvre frauduleusement d’une légitimité sérieuse et marquée au fer rouge des autorités les plus incontestables.

Il se trouve que contrairement à aujourd’hui où elle est devenue la manne financière universelle des grandes entreprises, l’insatiabilité de la croyance et le nerf labile de la confiance était à l’époque de Casanova, le terrain d’apprentissage et de survie de quelques intrépides et audacieux, qui venaient de ville en ville,dans l’espoir de survivre (non pas comme les puissants qui se complaisaient tant de leur personne qu’ils la voulaient éternelle): mais survivre, pragmatiquement au jour le jour, dans l’humilité du pauvre diable, du saltimbanque qui avait cette longueur d’avance sur les puissants: l’éternité ne réside qu’au présent.

Aussi, c’est bien la rencontre de deux viatiques d’éternité qui se conjuguent dans l’aventure de Casanova et de la riche veuve, d’une façon pour le moins cocasse:

La rencontre entre Casanova et Madame d’Urfé dans le film “Casanova” de Fellini, 1976.

 

Désireuse de se “régénérer” dans un corps incorruptible dans le temps, Madame d’Urfé, sans doute bercée par quelque malentendu littéral de ses lectures des traités de Paracelse, proposa à Casanova une chose curieuse: il devait se prêter au rituel d’un “accouplement philosophique”où en couchant avec elle par l’intermédiaire d’une jeune fille vierge, il la féconderait d’elle-même. L’enfant mâle qui naîtrait de cette union auquel la Marquise transférerait son souffle suivant un rituel assez scabreux, deviendrait le réceptacle de la nouvelle Marquise, que Casanova s’engageait à prendre sous tutelle et à élever suivant des principes ésotériques et secrets.

Un épisode que Casanova raconte sans mystère dans ses Mémoires:

Je m’étais engagé avec Mme d’Urfé à souper avec elle le premier jour de l’an 1762, dans un appartement qu’elle m’avait meublé rue du Bac. Elle l’avait orné de superbes tapisseries que René de Savoie avait fait faire et sur lesquelles toutes les opérations du grand-œuvre étaient représentées. […] Je passai dans ce joli logement trois semaines entières sans aller nulle part, afin de convaincre cette bonne dame que je n’étais retourné à Paris que pour m’acquitter de la parole que je lui avais donnée de la faire renaître homme.
Nous passâmes ces trois semaines à faire les préparatifs nécessaires à cette divine opération, et ces préparatifs consistaient à rendre un culte particulier à chacun des génies des sept planètes, aux jours qui leur sont consacrés. Après ces préparatifs, je devais aller prendre, dans un lieu qui devait m’être connu par l’inspiration des génies, une vierge, fille d’adepte, que je devais féconder d’un garçon par un moyen connu des seuls frères Rose-Croix. Ce fils devait naître vivant mais seulement avec une âme sensitive. Mme d’Urfé devait le recevoir dans ses bras à l’instant où il viendrait au monde, et le garder sept jours auprès d’elle dans son propre lit. Au bout de ces sept jours, elle devait mourir en tenant sa bouche collée à celle de l’enfant qui, par ce moyen, recevrait son âme intelligente. 
Après cette permutation, ce devait être à moi de soigner l’enfant avec le magistère qui m’était connu, et dès que l’enfant aurait atteint sa troisième année, Mme d’Urfé devait se reconnaître, et alors je devais commencer à l’initier dans la connaissance parfaite de la grande science. […]
Cette sublime folle trouva que cette divine opération était d’une vérité évidente, et elle brûlait d’impatience de voir la vierge qui devait être son vase d’élection. J’avais espéré en faisant ainsi parler l’oracle, de lui inspirer quelque répugnance, puisqu’enfin il fallait qu’elle mourût ; et je comptais sur l’amour naturel de la vie pour traîner la chose en longueur. Mais ayant trouvé tout le contraire, je me voyais dans la nécessité de lui tenir parole, en apparence, et d’aller chercher la vierge mystérieuse.”

Puis, ce qui suit, sous couvert de rituel cabbalistique, se révèle être une partouze. Casanova, la vieille Marquise vêtue en Sémiramis et la jeune vierge (une complice du Vénitien du nom de “Marcoline”) prennent un bain qui sert de préliminaires à leurs caresses. Puis Casanova étreint la jeune Marcoline sous les incantations magiques de la vieille d’Urfé.

Casanova promet à Madame d’Urfé que l’opération est une réussite et que le verbe du soleil a fécondé son âme: bientôt, naîtra un fils dans lequel elle pourra se réincarner.

Puis, il prend la poudre d’escampette, échaudé d’une folie aussi furieuse. Il repart dans ses aventures, de ville en ville. Mais l’ascendant de la Marquise le hante comme une épée de Damoclès: “J’appréhendais que ma bonne Mme d’Urfé fût morte ou devenue sage, ce qui pour moi aurait eu le même résultat”.

Il n’apprendra que quelques années plus tard, en 1775, la mort officielle de sa Marquise. Cette dernière se serait empoisonnée maladroitement, ingérant une trop forte dose du mercure qu’elle faisait chauffer dans son athanor domestique et qu’elle croyait parfaire des vertus d’une médecine universelle.

Il apprend que d’Urfé avait laissé un testament rédigé des plus fous: elle léguait son immense fortune à un fils hypothétique dont elle se croyait grosse. Elle y instituait Casanova comme tuteur du nouveau-né.

“Les bras m’en tombèrent”rapporte le Vénitien♠

 

 

 

 

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