Nadia Barrientos - Paris Sortilèges
Le premier roman -perdu- de François Villon

Le “Roman du Pet au diable”: un ouvrage écrit probablement entre 1451 et 1453 à Paris et dont il ne nous reste que le titre…Sa trace se perd avec l’énigme des tribulations urbaines et justiciables de son auteur: François Villon, dont il s’agirait du premier texte.

Dans son Grand Oeuvre (le Testament),le poète mentionne ce roman qu’il lègue a celui qui fut son père adoptif, le chanoine dont il hérita du nom: maître Guillaume de Villon. Il y précise que ce roman écrit sous forme de “cahiers” se trouve chez lui, sous une table.

Depuis cette mention toute allusive, l’œuvre se perd ou bien se tire, à la traîne de son auteur qui quitte le cocon universitaire où il avait été reçu maître-ès-arts pour s’acoquiner avec la bande des mauvais garçons qui à Paris se disputait la prestigieuse et plus occulte faculté de cambriologie, hors-les-murs et… argotière.

“Pet au Diable”…de quoi faire pâlir les noms ensorcelés qu’on retrouve en s’égarant un peu partout, à la ville ou la campagne, à la faveur des superstitions qui prêtent aux lieux inquiétants la mainmise secrète des démons.

Pont du diable, moulin du diable ou au diable vauvert: les titres de propriété ne se comptent plus qui disent l’angoisse et la peur des riverains que le temps a fini par évanouir et que la toponymie, seule, recueille à l’insu des dictionnaires et dresse, vivantes, au hasard d’un nom qui se survit dans le fatras des enseignes modernes de la grande ville qui a mangé les parcelles de campagne. Où l’on devine encore, derrière le dédale de la zone industrielle ou de la résidence pavillonnaire, le puits maudit pendant des siècles où le diable engrossait les jeunes filles ou encore, le carrefour terrible où le nuit venaient se retrouver sorcières et tempestaires.

Impasse Satan…actuellement dans le XXème arrondissement

 

Le “Pet au Diable” qui donne son titre à l’ouvrage perdu du poète renvoie au nom d’une grosse pierre sise à Paris au Moyen-Âge, rue du Martroi-St-Jean (actuelle rue Lobau derrière l’hôtel de ville). Ancien mégalithe,préhistorique probablement-tels qu’ils étaient nombreux alors dans le paysage urbain et qui se survivent encore dans les noms des rues de “la pierre levée” , “des Trois-bornes”,etc.-remployé en borne de circulation ou chasse-roue devant l’hôtel d’une notable parisienne, ce “pet au diable- ainsi baptisé de manière satirique par les riverains fut au centre d’une joyeuse course-poursuite entre étudiants de l’Université et gens de justice en 1453 tels qu’en témoignent les registres du Parlement criminel.

En effet, en 1451 cette pierre fut enlevée de devant l’Hôtel d’une noble dame que l’histoire retient comme étant Mlle de Bruyères. Qu’ils aient été investis d’une force herculéenne ou que l’ivresse leur ai porté secours, quelques étudiants en rupture de ban parmi lesquels François Villon, déplacèrent la grosse borne et l’emportèrent jusqu’au sommet de la montagne Sainte Geneviève (actuelle place du Panthéon) où elle fut consacrée comme le bétyle de leurs païenne dissidence. Autour de ce menhir repêché du tracé urbain -profane-en voie de standardisation et auto-sacré divinité obscène comme un pape de Carnaval, se retrouvaient nuitamment les cortèges échevelés d’escholiers et de bandits, de goliards, de coquillards qui éructaient au son des fifres chansons à boire et blasphèmes, comme un exorcisme au temps présent qui court la gueuse dans l’oubli des anciens rites où le mystère copule avec le rire.

L’affaire fit grand bruit dans la ville de Paris… Mlle de Bruyères, dont la borne avait été enlevée de devant son domaine fut courroucée et exigea que la voirie la dédommage de sa grande perte. Un arrêt de justice fit ordre de saisir le gros caillou déplacé sur la colline et d’arrêter les joyeux drilles qui poursuivaient de lui rendre un culte obscène.

Jean Bezon, lieutenant criminel fut chargé d’aller saisir et rapporter la pierre: il l’entreposa dans le Palais (de justice) …d’où, elle disparut, mystèRIEUSEMENT une nouvelle fois.

En ces années 1451-1453, l’Université était arrivée à un point de désordre considérable. Les escholiers peuplaient la nuit urbaine de déroutantes facéties. Un procès de 1453 garde mémoire du détournement des enseignes qu’ils avaient coutume de perpétrer, à la nuit tombée, renversant le sens d’orientation des honnêtes gens le lendemain, à une époque où les noms de rue n’existaient pas et où les enseignes des échoppes servaient de seules balises à logique désormais conquise par Google Maps.

Ars Combinatoria: le mariage des Enseignes et le sexe occulte de la langue.

Ars Combinatoria: le sens occulte de la magie tel que l’arpentèrent à la fin du Moyen-Âge savants, kabbalistes et alchimistes. Derrière le grand Livre de la Nature où les métamorphoses permanentes du vivant nous laissent deviner une intelligence secrète qui en apparence nous échappe, il existerait un chemin occulte qu’empruntent ceux qui savent: celui d’une ascension subtile vers la cause de toutes les causes, que les mages recombinent au gré des “signatures”, ces indices labiles inscrits dans l’apparence de toutes choses et qui leur servent de balises dans l’âpre désert initiatique d’une connaissance des grands mystères.

Art combinatoire des indices et des images qui recèlent des vertus occultes qu’on sait venir des astres et dans la conjonction ou mise en branle desquelles on travaille à l’aveugle à retrouver la sente par laquelle les forces de l’esprit agissent sans obstacles.

 

Liber de ascensu et descensu intellectus, Raymond Lulle, 1304 (première publication: 1512)

 

De Raymond Lulle à Giulio Camillo, de la combinatoire du jeu de Tarots à l’art magique de la mémoire développé par Giordano Bruno: la combinatoire des images qui agissent emprunte une histoire marginale, subversive. Les traités qui en témoignent sont obscurs: métaphores, énigmes et jeux de sens dessaisissent la lecture pour l’éprouver.

Le Jeu voie royale

Le mystère se fait heuristique…et dans l’expérience offerte à tous, l’imagination et ses vertus magiques marie, comme en période de Carnaval dont Rabelais croquera le fruit: le noble et le plus vil, l’érudit et le grossier, la connaissance avec le rire.

Car il faut œuvrer au chemin de traverse et au détour: chacun est appelé, à se faire l’artiste de son propre parcours. Le destin est un jeu de pistes. Voilà sans doute la clé de l’apparente obscurité des textes hermétiques: là où le savoir est reproductible et transmissible, la connaissance ne l’est pas: il faut la vivre.

Le mariage des Enseignes et la sexualité du sens: initiation et paillardise

“Comme ce qui est en haut, ce qui est en bas”: la loi des magies immémoriales met sur la piste d’une correspondance subtile entre le macrocosme et la réalité humaine. Le Carnaval et tous les rites d’inversion qui durent les quelques jours jugés néfastes où les saisons se métamorphosent, redonnent le ton d’un branle-bas propitiatoire où le monde est renversé à dessein d’être réinvesti des puissances oniriques collectives, qui au fond, on le sait, sont celles qui le maintiennent sur pied.

À Paris, au même moment que l’affaire du Pet au Diable, les registres judiciaires surajoutent aux griefs qui pèsent sur les étudiants et mauvais garçons une pratique inattendue: ceux-ci sont poursuivis pour avoir interverti nuitamment les enseignes des cabarets et des échoppes dans plusieurs rues du centre de Paris. Au petit matin, les voisins se sont réveillés et vaquant à leurs affaires dans le périmètre réduit de leur quartier, se sont perdus…”L’âne rouge” qu’ils avaient coutume d’apercevoir derrière l’angle de l’auberge s’était mystérieusement transformé en “croissant d’or”, on avait sagacement accolé à la fameuse “truie qui file” des Halles de Paris l’enseigne d’un ours patibulaire pour lui servir de mari et les Noces mystiques se poursuivaient même en plein jour, aux vues de tous.

L’orientation dans la ville avait été entièrement modifiée à la faveur de l’humour nocturne de quelques malandrins. Pis, on s’était amusé à marier les figures peintes dont on s’était ému de la solitude: “aux quatre fils Aymon” dont l’enseigne alors signait divers commerces on avait trouvé subtil d’adjoindre quelque pucelle de St Georges qui languissait sur la façade d’une auberge isolée.

Paris devint un bordel. Les Noces des figures laissaient entendre une partouze sémantique que ne décrieraient pas les gens qui comprennent la gaye science des alchimistes et des truands, cette “langue des oiseaux”, volatile, qui défie l’esclavage de la grammaire et poursuit, à l’image du Mercure des alchimistes, sa cavale perpétuelle.

Voici peut-être un des legs fondamental de Villon: la ville, comme la langue réclame son tribut de jouissance et de rapine que seuls quelques enfants “éveillés” savent lui offrir et lui bailler.Lorsque l’ordre reviendra,on croira que tout s’est remis sur pied. Pourtant, au pied de la lettre, les enfants perdus se sont planqués. Et ils savent encore sur quel pied danser.

 

Rendre évidente l’incertitude du monde

Les poèmes postérieurs de Villon feront montre d’une quête effrénée de l’ambiguïté sur tous les plans. Antiphrases, contradictions, détournement de métaphores: la langue travaille à se défaire de l’intérieur, à l’image de la ville de Paris que le poète traverse en canaille avec certaines figures de style de ses amis.

Villon est un enfant de Paris: il connaît si bien sa ville qu’il la vit à l’intérieur. Comme une psychogéographie au sens plein, pis: comme l’art mnémotechnique kabbalistique qu’à la même époque et tandis qu’il est si souvent en prison, les mages exercent dans leurs cabinets tenus secrets.

“Rien ne m’est sûr que la chose incertaine”, “je meurs de soif auprès de la fontaine”:le poète ne cesse de poser une chose et son contraire. Son Testament et ses poésies volantes construisent une vision du monde brouillée, sans dessus-dessous: un chaos philosophique où l’on devine cette étape de l’Oeuvre au Noir alchimique où il est question de dévêtir la matière même, “la mariée mise à nu par ses célibataires” pour retrouver l’étincelle de cette chose insécable, cette pierre philosophale qui survit occulte dans les charniers les plus obscurs, où peu sont prêts à se risquer et que la Mort laisse apercevoir à la fin et dans un sursaut.

À la plume comme à la ville, tout devient dédale et prétexte au vertige. C’est un défilé de Carnaval où la force de Villon se fait initiation à la manière du cristal…qui restitue différemment la lumière selon la facette qui la reçoit.

L’humour, enjeu du pouvoir

Villon restitue la réalité dans le miroitement de sa complexité. Si ses vers nous parlent toujours malgré les 600 ans qui nous séparent et en dépit des jeux de mots que seuls quelques uns de ses amis pouvaient entendre, c’est qu’il y a scellé, intacte,sous couvert d’une pathétique sarabande,  la voie royale d’une transmission de l’émotion, repêchée vivante, encore et malgré les siècles.

Sa poésie est un talisman, au sens strict: les vertus actives s’y préservent à la faveur d’un chassé-croisé sans fin des assauts répétés des manipulateurs, des fossoyeurs.

Depuis la fin du Moyen-Âge et bientôt à l’orée des guerres de religion, le tout sous la main mise subliminale de l’Église, le contrôle de l’émotion devient l’enjeu crucial du pouvoir et prépare le laboratoire moderne du sortilège rationnel.

Les œuvres d’art serviront au premier chef  l’entreprise: l’art ne tardera pas à faire école, isolant de manière stratégique dans le lieu clos de l’impasse spéculative, les sentiers percés à jour par quelques poètes brigands et sans aveux. “La science de l’esthétique”, le Patrimoine et la culture, se feront les Cerbères d’un Enfer où les créations de l’esprit humain se verront dévitalisées pour gentiment venir ponctuer les mises en scène fatiguées des lieux de culte que plus personne ne devine dans les musées.

C’est le règne du littéral, du commentaire, des forfaits tout-inclus et des enquêtes à algorithme. La pente raide du progrès.La place n’est plus prévue au contre-sens, à l’omission ni à l’ellipse.

L’ensemble des structures de pouvoir, politiques, économiques et culturelles, enracinent leurs actions dans un gouvernement de l’attention, une simplification des émotions et le détournement de leurs puissances à des fins platement rentables et consensuelles.

La liberté du poète reste aujourd’hui plus que jamais survivante car subversive;les mages, les enfants et les illusionnistes savent de quoi il en retourne…eux qui par jeu, renversent le jeu… et allument l’existence

 

 

 

 

 

 

 

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