Nadia Barrientos - Paris Sortilèges

 

 

 

Autrefois, à l’angle de la rue de la Jussienne et de la rue Montmartre où aujourd’hui se tient le fameux bar-restaurant “Le Tambour”fréquenté par les noctambules du quartier des Halles, se dressait une petite chapelle qui légua son nom d’une étrange façon à la rue qui la vit naître.

Dédiée à “Sainte Marie l’Égyptienne”, une figure mineure de l’hagiographie chrétienne dont on retrouve mention dans la Légende Dorée de Jacques de Voragine au Moyen-Âge, le nom de la rue qui collait originellement au nom de la sainte, “rue de sainte Marie l’Égyptienne”, se déforma au cours des siècles suivant la réverbération orale toute mystérieuse des voisins qui la nommaient trébuchant sur ses consonnes, jusqu’à nous parvenir sous la forme refondue et confondante de “rue de la Jussienne”. On en retrouve la mention, ainsi que de la petite chapelle sur un détail d’un plan de Paris du XVIIIème s:

Balzac, dans un passage de “La Dame de Monsoreau” remonte le fil perdu de cette curieuse étymologie, dont l’usage populaire est le vaisseau et qui suivant les courants aléatoires du téléphone arabe, s’empare du sens et le rumine, le digère et le partage comme en une noce généreuse, pour le redonner, frétillant, sur la grève de ceux qui se souviennent, comme la pêche miraculeuse d’une énigme sauve car cryptée.

En termes plus savants, on parle “d’étymologie populaire” pour qualifier cette étrange déflagration du sens des mots que les siècles d’usages dans les bouches de ceux qui les prononcent inéluctablement corrompent jusqu’à crypter sous une gangue d’accidents et d’approximations phonétiques. C’est là l’ordre du vivant. L’intelligence des métamorphoses, qui à l’instar des alchimistes, savent que pour se survivre ou se transmettre, doivent risquer de se perdre complètement. La conservation-en dépit de l’impératif patrimonial actuel-doit passer par le gué périlleux de la transformation, de la décomposition et du réemploi. Et c’est souvent, miraculeusement, la réappropriation ignorante,”populaire”, le regard innocent d’un enfant, d’un analphabète ou d’un poète qui repêche et remet à flot les savantes étincelles de l’énigme qu’on croyait morte.

Ainsi, la rue “Sainte-Marie-l’Égyptienne”, avec le temps, perdit son auréole et se dit sans fard “rue de l’Égyptienne” qui bientôt, après un morceau de viande malencontreusement coincé entre les dents, devint”rue de la Gypecienne”, “rue de la Gipecienne” …jusqu’à échouer comme une épave sur la grève de l’actuelle “rue de la Jussienne”.

Cette rue dont le nom actuel cache en faisant montre d’une ancienne Sainte, nous met sur la piste de l’ancienne église dont les documents attestent l’existence depuis le XIV eme s. où elle fut consacrée comme la paroisse de la corporation des drapiers de Paris.

Comme nombre d’églises, elle fut détruite à l’époque de la Révolution et il ne nous en reste aujourd’hui aucun vestige. Seulement, le souvenir d’une série de vitraux qui s’y trouvaient primitivement et qui racontaient, suivant la veine hagiographique alors en plein essor idéologique à la fin du Moyen-Âge, l’histoire de cette Marie l’Égyptienne, une courtisane d’Alexandrie qui vivait au IVème s. ap.J.C. et dont les vitraux figuraient sans le recours de métaphores, la soudaine conversion: alors qu’elle n’avait que 29 ans et se prostituait en Égypte, elle rencontra des pèlerins qui se rendaient à Jérusalem; touchée par la grâce, elle décida de les suivre,mais comme elle n’avait pas d’argent, elle décida de payer son voyage par voie de mer en offrant ses charmes au batelier.

Le vitrail de la chapelle de Sainte-Marie-l’Égyptienne figurait sans censure ce moment crucial du rite “sexuel” de passage; la légende qui l’accompagnait ne forçait aucun doute: “Comment la Sainte offrit son corps au batelier pour son passage”.

Marie y était représentée assise dans le bateau, retroussant sa jupe jusqu’aux genous sous le regard concupiscent du navigateur.

Jugé obscène par le curé de St Germain-L’Auxerrois dont dépendait la petite chapelle, ce vitrail fut retiré en 1660. Depuis cette date, sa trace se perdit: il fut probablement détruit.

Mais les éclaboussures vont bon train dans la langue comme dans la ville, et c’est précisément à l’église St Germain-l’Auxerrois en face du Louvre que l’on peut découvrir encore, une statue à la sensualité pour le moins étrange et qui représente cette égyptienne dont la prostitution paya le salut.

statue de Sainte-Marie-l’Égyptienne, St Germain-l’Auxerrois.

Datée de la fin du XVème s, cette statue en bois polychrome,témoin muet de la Saint-Barthélémy qui inonda de sang les dalles de l’église en 1572, survit, solitaire et hiératique sur un fond constellé rappelant les mythiques Orients. Elles est représentée nue, la peau tannée par le soleil, drapée dans sa longue chevelure et tenant trois pains entre ses mains. Il s’agit d’une scène ultérieure de l’histoire mythique de la Sainte: une fois arrivée à Jérusalem, on raconte qu’elle se retira seule dans le désert où elle fit pénitence durant plus de 60 ans. Elle n’y emporta comme seule ressource que trois pains frais.

 

Cette représentation de la sainte frappe par sa liberté. Communément, Sainte Marie l’Égyptienne, à qui la culture orthodoxe prodigua une fortune iconographique plus importante, retient l’attention des imagiers à la fin de sa vie: alors qu’elle est seule dans le désert, et qu’elle fait pénitence, vieille et décharnée. Les images la célèbrent sous les traits d’une vieille sorcière anachorète pour accentuer le fruit de sa conversion:

Le regard mi-clos et malicieusement mutin de la sculpture de St Germain-l’Auxerrois, referme comme en songe, l’aventure vivante d’une femme qui ne se laisse pas forclore dans la politesse de la mémoire…et qui s’en sauve♦
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