Nadia Barrientos - Paris Sortilèges

 

 

Le Sortilège du Boulevard
“Le poème de Dante mis à la portée de nos flâneries”

: c’est ainsi que Jules Clarétie, journaliste et écrivain,décrivait le boulevard de Clichy, fraîchement dégagé sous l’ancien mur fiscal des Fermiers Généraux, au pied de la butte Montmartre.

Le “poème de Dante”: une référence à la Divine Comédie qui de l’Enfer au Paradis, en passant par le Purgatoire, narre l’aventure initiatique d’un poète en quête du divin Mystère auquel lui fait accéder finalement le voile de l’amour sous les traits de la transfiguration de la femme aimée, Béatrice. Sur fond néo-platonicien de quête de l’âme et de narration allégorique en vogue dans les romans de la fin du Moyen-Âge, le long poème de Dante traverse les ténèbres de l’Enfer dont les cercles nombreux regorgent de damnés aux peines infâmes pour rejoindre, sous la protection  de Virgile qui le guide, les cimes plus subtiles des âmes purifiées où l’Amour et le Divin peuvent se confondre.

Le boulevard de Clichy et le poème de Dante? À la fin du XIXème s, l’analogie est parlante: comme la narration du poème, le boulevard déroule un parcours digne des romans ésotériques où les antres de l’Enfer jouxtent l’entrée ambivalente des au-delà. On y retrouve les Cabarets fameux de l’Enfer, du Ciel et du Néant qui deviennent les trois étapes obligées d’un cocasse chemin de Croix. La Taverne du Bagne et celle des Truands  poursuivent aux alentours d’écrire les cases d’un étrange jeu de l’Oie à échelle urbaine ou bientôt le Rat Mort et le Moulin Rouge sonneront dans l’horizon sonore comme les survivances des rébus qu’au Moyen-Âge à Paris, on se plaisait à déchiffrer sur les enseignes.

La Taverne des Truands, 100 bld de Clichy.

 

 

Cabarets “à thèmes”qui éclosent dans les années 1890 à proximité les uns les autres et pour certains tenus par le même propriétaire, ils engagent les clients à y faire des haltes successives comme une procession d’initiés…ou une condamnation d’âmes damnées. Une route du salut…une route de la soif  comme il en existe encore dans certaines villes.

 

 

 

 

Reprenant le décor en stuc et carton-pâte des baraques foraines et entresorts aux limites de Paris, ces cabarets spectaculaires s’inscrivent sans le savoir dans une tradition théâtrale urbaine bien plus ancienne:

Le décor du Mystère de la Passion jouée en 1547 à Valenciennes- Les Cabarets voisins du Ciel et de l’Enfer sur le bld

la tradition des décors éphémères et dispendieux des Mystères du Moyen-Âge ou sur une scène immense construite aux frais de la ville (le hourdement) prenaient place les différentes stations (mansions) où les épisodes religieux (relatant une procession vers le Salut, de l’Enfer au Paradis ou en sens inverse pour les moins chanceux) étaient joués sur plusieurs journées par des acteurs non professionnels, souvent les citadins eux-mêmes.

C’est l’époque où pour représenter l’Enfer sur la scène provisoire d’un théâtre, la Bouche d’Enfer-inspirée du monstre Léviathan de l’Ancien Testament- s’impose et donnera matière à une vaste fortune dans les arts, allant jusqu’à influencer  au début du XXème s. baraques foraines et premiers films expressionnistes.

Le théâtre urbain du Moyen-Âge, les Mystères religieux centrés sur la représentation des épisodes de la Passion (l’équivalent de la “Semana Santa” qui se célèbre toujours en Espagne avant Pâques) mais aussi les formes plus profanes des Moralités, des Jeux et des Sotties introduisent dans l’espace urbain la dynamique narrative d’images en mouvement: sur des tréteaux d’appoints fixés sur un chemin de procession traversant la ville, des tableaux vivants se succèdent suivant le parcours des visiteurs. Les scènes isolées aperçues le long du chemin participent d’une narration qui se découvre au fur et à mesure et aboutit le plus souvent lors d’une célébration fastueuse dans une cathédrale ou une église. C’est la genèse du cinéma.

Au XIXème s, le boulevard de Clichy rejoue à échelle réduite et inconsciente le parcours halluciné des visions anciennes où les badauds affluent, pris confusément dans les images mouvantes des histoires édifiantes où bien souvent, les perspectives eschatologiques, finissent par fédérer les vocations par la peur…ou par le rire.

“Le mur murant Paris rend Paris murmurant”

Et c’est symboliquement sur les vestiges d’un ancien rempart qui encerclait Paris, le mur des Fermiers Généraux qui taxait les entrées et les sorties de marchandises dans la ville jusqu’en 1860, que se propage comme une traînée filante cette vogue fantasque de cabarets de foire.

…À la traînée plus subtile aussi de la rumeur et de la colère qui attisèrent la révolte lors des émeutes successives de 1789, 1830 et 1848 et dont le mur fiscal devint la cible, foraine et politique du peuple de Paris parqué extra-muros.

Car le mur ne marquait pas une frontière: il ne servait qu’à prélever des taxes sur de petits commerçants qui travaillaient en ville. Massif, répulsif, il était encadré par des portes austères où des Cerbères en uniforme (les Fermiers Généraux) ponctionnaient sans scrupule la taxe de l’octroi sur les marchandises, à la tête de client et suivant le renflouement de leurs propres finances.

Le Mur devint vite le symbole de la colère des Parisiens: comme une traînée de poudre, le “mur murant Paris rend Paris murmurant”pouvait-on entendre se propager un peu partout.

Mur non plus défensif mais capitaliste, à l’aube industrielle qui se dessine, il cristallise l’injustice sociale de tous ceux que l’on refoule à la marge: les ouvriers précaires, expropriés, les gagne-petit, les étrangers…comme anciennement les prostituées, parquées par le roi Saint Louis au XIIIème s. aux bords du rempart.

“Coureuses de rempart” (ainsi les nommaient-on alors pas métaphore): elles engagent désormais dans leur ronde élargie des destins qui vivotent entre la misère et le plaisir, la révolte ou bien l’ivresse et qui brouillent le tracé que le pouvoir voudrait cerner entre le dedans et le dehors.

Autour du mur, au XVIIIème s. grossissent les lieux festifs et interlopes où l’on boit et parle clandestinement de politique: essaiment à Montmartre,à la Villette et à  Belleville les ombrages festifs des guinguettes et des tavernes où même les parisiens affluent en nombre et se mêlent aux ouvriers pour  boire du vin bon marché…car détaxé.

Dans cet entresort un pied dans la ville, un autre dans la campagne, le chaos anarchique du faubourg que l’urbanisme ne norme pas encore révèle une mosaïque fantaisiste de baraques et de masures de guingois, d’estaminets de fortune et de reliefs disparates.

Les hauteurs de Montmartre à la fin du XIXème s.

Détruit en 1860, lorsque le préfet Haussmann décide de faire rentrer administrativement les communes des faubourgs dans Paris et qu’Adolphe Thiers dresse un peu plus loin (au niveau du périphérique) le mur décrié des “Fortifs”, sur ses cendres encore chaudes, s’infiltrent, sur l’artère circulaire du boulevard, les reliefs bigarrés d’ateliers d’artistes et de tavernes, de tréteaux d’un soir et d’antres à merveilles qui reprennent au décor forain la rutilance fantastique et le factice du carton-pâte.

Le boulevard de Clichy au niveau du Moulin Rouge


“Au Moulin Rouge”, Toulouse-Lautrec, 1892

 

C’est déjà la Belle-Époque et le mythe des bas-fonds des classes dangereuses des faubourgs a laissé place au goût de la Bohème et de ses artistes sans le sou et francs buveurs, des demi-mondaines et des grisettes, des réunions interlopes des philosophes et des agitateurs.

 

 

 

Les trois Cabarets de l’au-delà: le “Ciel”, “l’Enfer” …et “le Néant”

Contre le mur, au plus près des pierres bâties: une vie d’histoires fugaces et transfuges, une circonvolution de rencontres et de querelles, une poursuite en pointillé des anciens Mystères, des formes inconscientes du lien social qui s’exaucent dans le récit et dans l’ivresse.

“La Vie à Montmarte”, Pierre Vidal

La butte de Montmartre n’était-elle pas déjà dans les premiers siècles, du fait d’être le point culminant des faubourgs de Lutèce, un lieu sacré où l’on supposait se rejoindre le monde des Dieux et celui des hommes? Les témoignages archéologiques rendent compte au XXème s. de la présence sur la colline de deux temples sacrés dédiés, on le pense, aux dieux Mercure et Mars et dont certains infèrent l’étymologie primitive de “Montmartre”.

Entre le sacré et le profane, un pont, une colline comme un rite de passage: au XIXème s, il prend le visage d’une errance métaphysique sur le boulevard où se réveillent, comme anciennement dans les décors des Mystères, des “mansions” où se jouent, force de tableaux vivants et de mises en scènes illusionnistes, les étapes, les degrés d’initiation des participants qui se révèlent partie prenante du spectacle.

À Rebours de la marche vers le salut: le cabaret du “Ciel”

 

Le Cabaret du “Ciel”, voisin de celui de “l’Enfer”

Le premier Cabaret de ce parcours était situé au 51 boulevard de Clichy: c’était le “Ciel”. Il jouxtait celui de “l’Enfer”, son frère jumeau bien que rival. Ouverts en même temps, en 1892, par le même homme, Antonin Alexander, tous deux tiraient avantage de leur proximité engageant les clients de l’un à poursuivre chez l’autre. Afin toutefois de marquer la singularité des expériences qu’on escomptait y trouver, leur décor se différenciait de façon outrancière et marquait le seuil d’une psychomachie (combat de l’âme dans la perspective de transcendance)…latente.

Contrairement à l’Enfer dont la gueule béante spectaculaire lui volait la vedette, il reste moins de photographies et de documents relatifs au Cabaret du Ciel.

 

Sa façade, blanche et bleue, scintillait sur le boulevard de mille petites étoiles électriques et clignotantes. Le lieu était dédié à la parodie des liturgies des cérémonies religieuses: à l’entrée, une divinité grotesque, “Porcus”, un cochon géant doré, donnait le ton des initiations à venir. Entouré de bougies, surélevé comme sur un autel: les visiteurs se signaient à l’entrée devant sa grosse panse. À la sortie, il n’était pas rare qu’ils lui lèguent un souvenir, une offrande.

“Porcus” et son choeur de danseuses adoratrices

 

Des chœurs de Séraphins qui à l’intérieur entonnaient des psaumes pas vraiment catholiques, s’échappait parfois un cortège de danseuses qui venait entourer de leurs adorations légères le porc sacré, devenu la figure tutélaire d’un Cabaret dont on ne pouvait plus douter de l’héritage carnavalesque.

Une fois passé l’étape d’initiation d’adoration du gros cochon, des serveurs costumés en anges musiciens venaient prendre les clients par la main et les introduisaient en farandole dans une grande salle voûtée à l’aspect de cathédrale.

 

La salle voûtée du Cabaret du Ciel

L’atmosphère y était tamisée par un doux son de harpe. Les consommateurs s’installaient autour de la grande table et pouvaient commander leurs boissons.

En 1945, Trevor Greenwood, un visiteur anglais de passage à Paris, nous lègue son témoignage: “une longue table recouverte d’un drap blanc et d’une multitude de cendriers. Autour, une trentaine de sièges. La pièce (vaste) aurait pu être un temple pour de sinistres performances de magie noire. Les murs étaient recouverts d’imitations bon marché de bibelots religieux.(…)L’endroit entier puait quelque chose de sinistre…et l’effet général était l’essence même de la folie”

Autour de cette grande table, des scènes étaient dédiées à des mini-spectacles dans le goût illusionniste des féeries foraines de l’époque: des saynètes de théâtre inspirés de sujets merveilleux mettant en scène des créatures surnaturelles, sur fond de trucs de magie, de jeux de miroirs et de métamorphoses.

Le Ciel était connu pour ses “illusions mystiques”: un prêtre, maître de cérémonie (Antonin Alexander lui-même) mettait en scène, de manière parodique et subversive, les joies paradisiaques après la mort.

Métamorphosé en Saint Pierre, il ressurgissait alors inopinément depuis les hauteurs de la salle et aspergeait les clients attablés d’eau bénite.

Pour les clients les plus téméraires, il existait une salle aveugle un peu plus loin où l’on pratiquait le “rite d’incubation”dans les ténèbres: soit, un rite de passage sous forme de parcours scénique d’un entresort, dont les initiés ressortaient “ressuscités”, augmentés de ce don de vision intérieure qui consacre les chamanes.

Si le client, désormais initié, n’avait plus peur de rien -comme nous pourrions le gager, il pouvait enfin monter à l’étage, au “Ciel” véritable où un St Pierre athlétique portant une clef d’or le conduisait dans une grotte extraordinaire à la voûte ornée de milliers de stalactites dorés. Là, au milieu d’anges qui apparaissaient suspendus dans les airs cotonneux, une Fantasmagorie, entrecoupée d’éclairs, de voix célestes et d’étoiles miroitantes, mettait en branle l’illusion vivante d’un au-delà féerique et illusoire.

L’ambiance était joviale et subversive, naviguant entre le rire que force le grotesque et l’ébahissement des artifices et des narrations subliminales.Confessions impudiques et prêches humoristiques détournaient de manière sagace les spectacles permanents homologués qui avaient cours dans les églises.

Bientôt, après cet itinéraire scénique digne des trains fantômes-ce qui fera dire à un contemporain que “ces spectacles ne se différenciaient pas de ceux de la baraque foraine de Neuilly”- St Pierre lui-même indiquait la sortie au visiteur, lui intimant de rejoindre le Cabaret de l’Enfer pour y parfaire son initiation…

Les damnés du Cabaret de “l’Enfer”

Plus célèbre que son voisin auquel son entrée à l’aspect de Gueule d’Enfer vole la vedette, le Cabaret de l’Enfer est ouvert au 53 bld de Clichy en 1892 par le même propriétaire du Ciel, Antonin Alexander :créateur, directeur mais aussi animateur des deux cabarets jumeaux.

Ici, il troque son costume de St Pierre pour revêtir les hardes ténébreuses de Méphistophélès et accueillir ses visiteurs grimé en diable.

Sur le boulevard, devant la gueule béante de l’entrée, un Cerbère vêtu de rouge apostrophait les passants et persuadait les hésitants d’un “Entrez et…soyez damnés!”.

Ou bien, si des femmes se risquaient à pénétrer le seuil : “Avancez belles impures, asseyez-vous charmantes pêcheresses, vous serez flambées d’un côté comme de l’autre!”

 

 

 

La façade qui donnait sur le boulevard était “une ode en stuc à la nudité de la femme prise dans les flammes infernales”.

Dans le goût forain qui allume dans la deuxième moitié du XIXème s.un véritable engouement pour le divertissement macabre , les parcours scéniques de foire dont le plus connu reste encore aujourd’hui “le train fantôme”, déroulent un labyrinthe d’attractions et de saynètes où la surprise du visiteur se redouble de d’étonnement, d’étrangeté et de frayeur.

C’est “l’imagination au pouvoir” et le Cabaret de l’Enfer devient cette chambre à visions surnaturelles et diaboliques, dans la filiation des spectacles de Fantasmagories et de prestidigitation qui depuis la Révolution Française briguaient le monopole illusionniste des salles de spectacle parisiennes…et des fantômes.

“Diablerie”, composition stéréoscopique très en vogue, 1875.

Avec l’avènement de la photographie et plus tard du cinéma, les montages et les trucages servent des compositions hallucinées où les supplices infernaux exaucent l’imaginaire coloré des souffrances des âmes damnées.C’est sur ce terreau foisonnant et bigarré que le jeune Georges Méliès, lui aussi propriétaire d’un théâtre dédié à la magie (le théâtre Robert Houdin, boulevard des Italiens), s’initiera aux premières fantasmagories d’images animées que ses films fixeront sur pellicule et inscriront au panthéon des précurseurs.

La mode des “diableries” irrigue alors la mode stéreoscopique (deux images photographiques qui, mises côte-à-côte permettent l’illusion d’un relief, ancêtre du 3D) ;deux images côte-à-côte avec une infime différence mais qui regardées ensemble au travers un stéreoscope permettent  de reconstruire  une unité d’où jaillit un relief comme par magie: comme le Ciel et l’Enfer sur le boulevard, un léger décalage…et nonobstant, une complémentarité essentielle.

Une fois passé le seuil terrible et avoir pénétré dans la Gueule d’Enfer, on se retrouvait dans la salle principale où l’on pouvait enfin étancher sa soif:  une grotte en  carton-pâte dont les parois et les voûtes étaient sculptées d’âmes damnées et de démons en pleine valse…infernale.

La salle principale du Cabaret de l’Enfer

Quelques tables en rang d’oignon accueillaient les visiteurs audacieux. Puis, sur fond de cris et de fumée, quelques attractions faisaient effraction au milieu des convives: “le supplice des damnés”, “la ronde des damnés”, “la Chaudière”, etc.

 

Orchestrés par Antonin Alexander et sa petite troupe, ils reprenaient le répertoire illusionniste des grands effets de l’époque (apparitions surnaturelles, jeux de miroirs, lanternes magiques, etc) et étaient accompagnés d’un filet d’orgue sépulcral propice à la frayeur et aux frissons.

La “Chaudière”

Puis, dans un coin, c’était au tour de l’intermède de “la Chaudière”: un visiteur qui décidait de se prêter au jeu, était mis dans la marmite que les damnés du Cabaret (dont on remarque Antonin Alexander en Méphistophélès sur la photo) faisaient mine de cuire sous les harangues du public auxquels se mêlaient les drôleries de quelques diables en costume.

Après avoir frissonné en buvant leurs bières et pour peu que les vapeurs de l’alcool les rapprochent de l’Enfer, les convives étaient ensuite invités à entrer dans une autre salle, “l’antre de Satan”: une chambre obscure où les ténèbres ne se dissolvaient doucement que pour laisser deviner une petite scène où se succédaient des images fantasmagoriques et animées de visions infernales digne du peintre Jérôme Bosch.

 

 

 

 

 

 

 

 

ζ La Magie par contagion du surréalisme-Robert Desnos cataleptique et la chambre à visions d’André Breton

Hasard étonnant, “surréaliste”s’il en est: le domicile d’André Breton, poète à la tête du mouvement surréaliste, se trouve 42 rue Fontaine soit juste à l’angle du Cabaret de l’Enfer qui donne sur le boulevard! Les fenêtres du poète qui se trouvaient au fond de la cour au 4ème étage, se situaient juste au dessus du Cabaret.

On sait que le groupe d’artistes et de curieux qui se regroupent autour d’André Breton, chez lui et dans certains cafés ciblés, se retrouvaient au Cabaret de l’Enfer et fréquemment chez le poète lui-même. Ici, à partir de 1922, ils organisent autour du jeune Robert Desnos qui semble avoir des prédispositions surprenantes, des séances de “sommeil médiumnique”, soit des séances de création sous hypnose : dessins, poésies, discours prophétiques jaillis comme des oracles repoussent les limites de la contrainte admise du réel et de la conscience. Grisés par cette exploration des frontières des au-delà de la veille, les amis se retrouvent avec fréquence au-dessus de l’Enfer. Les dessins, phrases, énigmes qu’ils nous léguèrent parlent d’eux-mêmes et, à l’image de la Gueule d’Enfer toute proche, entrouvrent le seuil de l’aventure surréaliste qui n’en est alors qu’à son esquisse.

Dessin hypnotique, Robert Desnos, 1922. Réalisé sous hypnose au-dessus du Cabaret de l’Enfer.

André Breton se souvient:” Dans l’atelier de l’étage qui dominait alors les cabarets Montmartrois du Ciel et de l’Enfer (…) le soir, autour de la table,nos amis, les mains posés à plat sur le bois,faisaient ce qu’en langage hypnotique on appelle “la chaîne” et l’on attendait en silence dans l’obscurité que les phénomènes se produisent(…)Les yeux clos, Robert Desnos-dont le front venait de heurter la table avec un coup sourd-réclamait un crayon et du papier dont il couvrait précipitamment d’écriture de nombreuses feuilles. Les improvisations verbales étaient toujours de caractère oratoire. Les dessins étaient de caractère symbolique et le plus souvent d’intention prophétique”

…Mystérieuse contagion-déflagration ou réverbération?- des sortilèges qui chaque soir s’invitent dans l’antre des Enfers…et qui traversent les étages pour venir exacerber l’imaginaire sans frontière d’un groupe d’initiés que fédère une soif commune de paradoxes poétiques et d’inquiétante étrangeté.

La deuxième guerre mondiale porte un coup aux anciennes distractions des boulevards parisiens.Les mœurs ont changé, le cinéma s’est industrialisé et distribue des films à grande échelle. Les congés payés, la culture de masse, la consommation et les loisirs rendent obsolètes les attractions de bric et de broc dont les trucs et les illusions n’étonnent plus, pis: ne font plus rire.Plus triste encore: Robert Desnos, le bel endormi du 4ème étage des Enfers, connaîtra l’Enfer bien réel des camps de concentration nazis…Il n’en reviendra pas.

Les cabarets du Ciel et de l’Enfer sont rachetés en 1950 par le Monoprix voisin qui désirait s’agrandir et y décaler sa devanture. L’entrée du supermarché actuel se situe à l’endroit exact de la Gueule de l’Enfer.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là…En 1998, un 26 Mars,  après 7 années de cavale et de terreur dans Paris, Guy Georges, celui qu’on nomma “le Tueur de l’Est parisien” et auquel on attribue 21 viols, tortures et meurtres des plus barbares, est appréhendé par la police parisienne…juste devant l’entrée maudite. On le fait entrer dans le Monoprix, traverser le seuil des enfers: c’est dans l’ancien vestibule terrifique qui conduisait dans l’antre obscure du Cabaret qu’il avouera les crimes qu’on lui impute.

…Guy Georges est condamné à perpétuité. Il poursuit à son insu une histoire subliminale qui semble se poursuivre à l’ombre damnée du boulevard.

La dernière étape…”Le Néant”

 

De l’autre côté du boulevard en allant vers Pigalle, un autre Cabaret titille le monopole du Ciel et de l’Enfer: c’est le “Cabaret du Néant” ouvert en 1894 par Dorville, un illusionniste rival d’Antonin Alexander.

Univers eschatologique à lui tout seul faisant l’apologie hédoniste de la jouissance athée de l’instant présent, ce purgatoire rendu au siècle se dresse également comme l’ultime étape de cette tournée macabre.

 “Vivez si m’en croyez, n’attendez à demain, cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie…” : la célèbre phrase de Ronsard, mariée au “Carpe Diem” d’Horace lui valent de programme.

Dès son ouverture, la Cabaret attire une foule considérable qui prend plaisir à tutoyer la mort et à apostropher les spectres entre deux tournées. Tout y participe d’un Memento Mori spectaculaire: comme si la méditation macabre si populaire au Moyen-Âge-qui dressa à Paris la première Danse Macabre-n’était paradoxalement pas vraiment morte et remontait, en dépit du confort aveugle du spectacle industriel, la pente dormante des réminiscences et des hantises. Non…la mort n’est pas morte: pour s’en prémunir, quoi de plus spirituel que de s’en jouer, s’en approcher, lui faire face?

Lustre du Cabaret du Néant

Le lieu était décoré pour exacerber les évocations d’outre-tombe les plus sinistres.Le visiteur se devait de suivre les étapes d’un rituel d’initiation:

À l’entrée, après avoir acheté son jeton valable pour “une entrée à la crève”, il était admis à pénétrer dans la salle principale, “la salle d’intoxication” où l’accueillait un décor de tibias, de fémurs et de crânes humains. Il y rejoignait alors les clients qui s’enivraient sur des tables en forme de cercueil sous un lustre orné d’un squelette. Les serveurs, habillés en croque-morts, le visage grimé en blanc, annonçaient les consommations: “Voici les microbes de la mort, buvez-les avec résignation!”.

Chaque soir, un service de restauration “thématique” était servi, le Cabaret faisant aussi restaurant:

 

Dans la tradition “d’accommoder les restes”, la “sole pleureur” et la “raie quiem” , les “bombes funèbres” ou “l’homme de terre en robe de chantre” assaisonnent les spécialités posthumes d’un “Château la Pompe Funèbre 1924”.

 

“Le posthume est de rigueur: Frères, il faut moult rire! Enfer et contre tout”…

 

 

Une fois sacrifié au culte de la faim et de la soif-putréfactions vivantes à l’œuvre dans l’estomac- on pouvait alors passer aux “choses sérieuses”: les clients repus étaient invités à pénétrer dans la “salle d’incinération” où les serveurs-croque-morts proposaient à la clientèle éméchée de se laisser “mettre en bière”.

Puis, pour les plus grivois, venait ensuite le passage,un cierge à la main et après un long couloir, dans “le Caveau des trépassés”: une salle gothique aux voûtes basses où un filet d’orgue d’outre-tombe officiait en qualité de régisseur.

Le “Caveau des Trépassés”: avant….et après

 

Ne nous-y trompons: le Caveau des trépassés était une salle de spectacle. Sur la scène, un cercueil était placé à le verticale qui attendait le client sans peur et sans reproches.

Le suspens est à son comble… Bientôt, comme par magie, sous le regard incrédule des témoins,le client cobaye change de couleur, se décompose…et se transforme en squelette!

 

 

Ressort illusionniste alors en vogue: un jeu de miroirs inclinés à 45° aidé d’un savant orchestre de lumières exauce la métamorphose instantanée sous le regard médusé des spectateurs.

Dans le sillon des rayons X découverts dans le domaine scientifique en 1895, l’aspect ludique du spectacle renforce la conviction partagée d’une percée possible dans l’invisible, l’au-delà et l’après-mort.

Enfin, comme Pigalle n’est point complet sans sa dose d’érotisme, il arrivait que l’illusion serve l’effeuillage à leur insu de naïves spectatrices appâtéés sur scène.

Éros et Thanatos: paradoxe insoluble? Au Néant, la pulsion de vie avait toutefois le dernier mot: et c’était sous l’apparition livide des squelettes qu’on se caressait, qu’on s’embrassait en vidant un dernier verre♠

 

 

 

 

 

 

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