Nadia Barrientos - Paris Sortilèges
L’oraison funèbre d’une maquerelle

Le 28 Novembre 1783, les voisins de l’église St Sauveur dans l’actuel IIème arrondissement non loin des Halles, se réveillèrent sous les accents d’une étrange chanson:

“Nobles maquereaux et vérolés,
Versailles, Paris sont affolés !
Tous prenons le deuil dès ce matin
Pour cette tant renommée catin.
Oui, Gourdan la maquerelle est morte,
Est morte comme elle avait vécu,
La pine au cul
Le corbillard est à sa porte
Escorté par trois cents putains
La pine en mains”

Chanté à tue-tête, ce mordant tableau signait le départ vers l’autre monde d’une riveraine illustre: la “Gourdan”, illustre entremetteuse qui tenait sa maison de passe à l’angle de la rue Saint Sauveur, actuel 23 rue Dussoubs (l’édifice existe toujours).

Marguerite Gourdan de son vrai nom, avait traversé la période la plus rebondissante du XVIIIème s: son destin picaresque et son sens intime des affaires lui avaient valu de commercer avec les désirs érotiques des puissants, depuis les fins de parties vaporeuses de la Régence jusqu’aux portes plus austères de la Révolution, devant lesquelles le destin eut la prudence de l’arrêter.

Le Verrou, Fragonard, 1778

À cette époque qui bientôt réaffirme la rigueur morale au même moment où la plume du marquis de Sade s’affûte dans la solitude du donjon de Vincennes où il purge sa détention, la liberté n’est plus à l’insouciance des fêtes Galantes et des embarquements allégoriques pour l’île de Cythère tels que les peignirent Watteau, Fragonard ou bien Boucher…bientôt, la liberté s’écrira avec le sang sur les sillons des Révolutionnaires et viendra infiltrer le monopole des chansons.

La mort d’une putain confisque, à sa traîne, les derniers feux d’un tableau épuisé de maniérismes et il faudra attendre l’époque survoltée du second Empire à la fin du XIXème s. et des bordels parisiens de luxe dévoués aux caprices ruineux des “demi-mondaines” pour retrouver le râle exaucé des Paradis artificiels que la brume industrielle viendra parfaire et dont certaines peintures de l’époque poursuivent la torpeur.

Marguerite Gourdan, la “surintendante des plaisirs de la Cour…et de la ville”

Née en 1727, le destin de Marguerite Gourdan prend le pli de celui de la plupart des jeunes femmes qui n’ont pas suffisamment de fortune personnelle pour survivre. D’abord employée comme fille de magasin, elle s’amourache d’un jeune officier qui l’emmène à Paris puis qui l’y quitte. En 1748, alors qu’elle se retrouve débitante de tabac, elle épouse un homme aisé, François-Didier Gourdan qui est receveur des aides et qui sera promu capitaine général des Fermes à Brest.

Le confort de l’existence lui étant assuré, Marguerite joue de ses séductions auprès d’un riche officier qui finit par lui allouer une rente annuelle et la couvrir de bijoux et de présents. À la mort de son amant en 1759, la petite fortune que sa relation a amassé lui permet d’ouvrir un premier établissement dédié aux étreintes tarifées, rue Sainte Anne à Paris.Le chevalier Jean-Baptiste Du Barry, beau-frère de la future Comtesse Du Barry, maîtresse de Louis XV, figure parmi ses premiers clients fidèles.

Peu à peu, la complaisance sourde de son mari se découvre des exigences nouvelles qui viennent à gêner la jeune femme qui décide-chose pour le moins singulière pour l’époque-de s’affranchir du joug matrimonial…En 1765, elle obtient par décision de justice une séparation des biens, ce qui lui permet de se consacrer désormais entièrement et sans entraves à ses affaires.

Mais en 1773, ses affaires déjà en plein essor et bien connues par les hommes de fortune et de pouvoir, lui valent des démêlées avec l’ordre public et la police: elle se retrouve incarcérée à l’hôpital de Bicêtre où sont relégués les indésirables sociaux, les filles de joie et les syphilitiques. Sous couvert de soin des maladies vénériennes et des déviances mentales qui restent alors marquées au fer rouge de la dépravation morale, l’établissement tient plus du dépôt d’internement que de l’hôpital. C’est dans ce bas-fond sordide aux relents de geôle médiévale qu’elle rencontre une compagne d’infortune avec laquelle elle se reconnaît tout de suite une sympathie innée: Justine Paris, célèbre entremetteuse connue pour son esprit et son libertinage dont Sade et Casanova ont dressé un portrait resté piquant.

Tout de suite, c’est l’évidence:leurs affinités profondes, leurs destins si proches peuvent être avantageusement soudés dans l’ambition de leurs intérêts communs. Durant cette période de détention, elles ont le temps de réfléchir et d’échafauder le projet qui les rassemble et autour duquel elles se sont retrouvées par la force du destin. Oui: dès leur sortie, elles ouvriront ensemble un établissement de prostitution unique en son genre, luxueux et exclusif. Justine Paris en sera la “mère-abbesse” et Marguerite Gourdan la seconderait en qualité de co-adjutrice.

…Voici le pacte fou que firent deux femmes, un jour moins gourd que les autres, pluvieux peut-être, derrière les barreaux sinistres dressés de fer qui avaient forcé leur rencontre.

Le 23 de la rue Dussoubs

Aussitôt libérées, les deux associées ne tardent pas à concrétiser leurs plans.Elles choisissent une rue emblématique du IIème arrondissement, non loin du “Ventre de Paris” dans le quartier Saint Sauveur et qui jusqu’alors était connue sous le nom croustillant de “rue grattecul” que l’usage fit glisser vers “rue grattecon”, puis de manière plus cryptique vers “rue Entre-deux-portes” : c’est l’actuelle “rue Dussoubs” dont le nom (imposé en 1881), plus idéologique, dérive du patronyme d’un combattant martyr, Denis-Gaston de son prénom.

Le 23 rue Dussoubs au XIXème s. et aujourd’hui.

C’est au numéro 23, derrière la façade cossue d’un hôtel bon sous tous rapports et qui, qui plus est, abrite au rez-de-chaussée la boutique d’un antiquaire qu’elles décident d’établir leur temple dédié au plaisir: ce sera au premier étage auquel on accède par un petit escalier qui permet de passer incognito qu’elles aménagent appartements, “vestiaire”et “salle de bal”. Le vestiaire-dont la porte est sciemment cachée par une armoire- est une salle où les visiteurs trouvaient toutes sortes d’habits à leur disposition si ils voulaient se faire passer pour un client ordinaire. La Gourdan les y accueillait pour noter leurs goûts et en fonction, choisir la fille qui y répondrait le mieux. Un cordon permettait de prévenir la fille choisie pour qu’elle se prépare. La salle de bal, quant à elle, était une vaste pièce où les clients comme les filles pouvaient se déguiser et jouer quelques saynètes en guise d’intermèdes et mises en bouche. Une “infirmerie” était aussi à disposition des clients souffrant de “pannes intimes”: gravures obscènes et évocations lubriques y pourvoyaient à les remettre en bonnes dispositions.

Justine Paris ne profite pas longtemps de cette nouvelle entreprise: elle meurt dans le courant de l’année du mal vénérien qui l’avait forcée à séjourner à Bicêtre. Ne souhaitant pas reprendre quelqu’un pour la remplacer, c’est désormais seule que La Gourdan entend diriger sa maison qui invente un marché en même temps qu’elle s’y impose.

Toutefois, elle s’empresse de mettre en place toute une petite armée de pourvoyeuses et de marcheuses dont le rôle est de lui recruter des filles prometteuses qu’elles vont traquer en ville, dans les communes des faubourgs et même en province afin d’entrer dans la Cour très prisée de ce qui est en passe de se constituer comme un “sérail”.

Bientôt, la maison close prend des allures de pensionnat, voire…de couvent: la Gourdan loge, nourrit, blanchit et habille et coiffe ses pensionnaires qui l’appellent “mère”. Elle pourvoit à toutes leurs dépenses nécessaires si bien que les jeunes prostituées n’ont pour bénéfices directs que les “rubans” (soit les pourboires que leur laissent individuellement leurs clients).

La Mère-maquerelle rédige à l’attention de ses pensionnaires un règlement en vingt articles, suivi des “Instructions pour une jeune demoiselle qui veut faire fortune avec les charmes qu’elle a reçus de la nature“. Elle s’y révèle à cheval sur l’hygiène et la propreté: “pour le centre de la volupté, on doit souvent en rafraîchir les charmes. L’amour ne veut pas que son dard plonge dans la fange.”

En dehors de sa maison-close qui connaît un prompt succès, Marguerite Gourdan propose des services “à domicile”: elle a sous son aile ce qu’elle appelle sa “légion”, toute une troupe de jeunes femmes qui travaillent dans des appartements particuliers et qui y reçoivent les clients, prêtes aussi à jouer les escort-girls lors de dîners mondains.

Parfois, les candidates sonnent directement chez la Gourdan: soit, elles y sont amenées par des mères peu scrupuleuses, avides de tirer profit des charmes de leurs enfants, soit, elles y viennent de leur propre chef. La correspondance de Marguerite Gourdan, en grande partie publiée, laisse remonter à la surface quelques candidatures spontanées: “De grâce, tâchez, Madame, de me trouver quelqu’un qui veuille m’entretenir ; j’ai quatorze ans et demi : cela pourra dédommager de ce que je ne suis pas très jolie… ».

Le bel hôtel de la rue Dussoubs sert aussi à des dames, dont la situation sociale exige des précautions dans l’assouvissement de leurs flirts et adultères: Marguerite Gourdan leur met à disposition une chambre pour y recevoir clandestinement leurs amants. Parmi ces femmes du monde en quête d’incognito, l’histoire retient-c’est ironie!-Mme de Stainville qui s’y retrouve avec l’acteur Clairval de la Comédie italienne. Le Duc de Choiseul aussi vient y cacher ses amours incestueuses avec sa soeur, la duchesse de Gramont…

Le succès de la maison de la Gourdan va croissant si bien que la Gourdan devient dans l’imaginaire de son temps “la surintendante des plaisirs de la Cour et de la Ville”. Entre cour et jardin, entre les”deux portes”dont le nom de la rue Dussoubs garde le vertige, elle satisfait à tous les désirs même ceux jugés “contre-nature”- les amours saphiques et sodomites. Tout le monde y trouve son compte.Un Milord londonien, de passage dans la ville, s’empresse de lui écrire: ” Comme j’ai ouï dire, Madame, que vous connaissez toutes les demoiselles de Paris … je vous prie de m’en tenir une toute prête pour mon arrivée. Voici comme je la veux : âgée de 16 à 18 ans, blonde, de cinq pieds six pouces, taille svelte, les yeux bleus et langoureux, la bouche petite, la main jolie, la jambe fine et le pied mignon.”

Un journaliste de l’époque semble forcé d’avouer:”On compte à Paris plus de cent cinquante femmes connues dans le monde sous les noms de  comtesses et de marquises, auxquelles Mme Gourdan assure avoir refusé plusieurs fois sa porte.”

Prince de Conti, Chevalier de Coigny, duc de Chartres, marquis de Genlis, le banquier Pexiotte, le Père Élysée, l’archidiacre Jean Mongin, le chapelain du roi, les fermiers généraux et même l’ancien maître des ballets de l’opéra: les clients de la Gourdan dressent un tableau de chasse éclectique dans le cercle toutefois fermé de ceux qui du fait d’être aisés, n’hésitent pas à prendre leurs aises.

Mais la Gourdan n’aura pas le luxe de profiter longtemps de sa bonne affaire: le 6 Septembre 1775 soit deux ans à peine le début de l’aventure, un arrêt est promulgué contre elle sous prétexte qu’elle a recueilli dans son établissement la femme d’un gentilhomme qu’elle aurait poussé au libertinage. Cinq jours après la divulgation de cette sentence, la Gourdan licencie son personnel, ferme son établissement …et prend la fuite.

Alors qu’ils visitent le lupanar et en dépit de la présence de l’accusée,  les officiers du Parlement la déclare coupable par contumace  (en effigie)« à être conduite dans les lieux ordinaires et accoutumés de cette Ville de Paris et notamment aux carrefours des Petits-Carreaux, le plus proche de sa demeure, montée sur un âne et le visage tourné vers la queue, ayant sur la tête un chapeau de paille avec écriteau devant et derrière portant ces mots : « MAQUERELLE PUBLIQUE » et à être ensuite battue et fustigée de verges par l’Exécuteur de la haute Justice dans les dits carrefours accoutumés, et au carrefour des Petits-Carreaux y être flétrie d’un fer chaud en forme d’une fleur de lys sur l’épaule dextre. Ceci fait, à être bannie pour neuf ans de la Ville et Prévoté et Vicomté de Paris”.

On confectionne alors une poupée à l’effigie de la Gourdan et on lui fait souffrir très rituellement toutes les souffrances ci-énoncées.

En août 1776, la maquerelle se risque à revenir à Paris et se constitue prisonnière, comptant sur les appuis de ses anciens clients qui ont des positions importantes dans le domaine judiciaire. Acquittée, elle essaye de reprendre son affaire mais se rend vite compte que son année d’exil a permis à de multiples concurrents d’envahir le marché et de constituer de véritables empires sur son modèle.

N’ayant pas breveté son invention, la Gourdan finit par faire faillite. Elle meurt en 1783, seule, dans la salle de bal désaffectée de son hôtel sous les cris paillards de l’oraison funèbre qu’on lui connaît.

Par le passé, on avait parfois prêté aux couvents des accointances avec les bordels. Ce n’est qu’à partir de la Gourdan que les bordels, eux,  prendront l’allure réglée et hiérarchique des couvents.
Bientôt le sens du mot bordel contaminera l’usage courant. Bientôt, la Révolution sécularisera les couvents. Filles de Dieu et filles de Joie finiront pêle-mêle à l’hôpital général de La Pitié-Salpêtrière qui est alors un  camp de travail forcé, un dépôt d’internement.Que dire-foutre! sans être vulgaire- des hôpitaux qui s’avèrent des prisons?…♠

 

 

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