Nadia Barrientos - Paris Sortilèges
Nicolas Flamel, page de garde

Son épitaphe pourrait commencer comme le quatrain qu’écrivit François Villon “Né de Paris emprès Pontoise“: tous les deux, le poète et l’alchimiste, naquirent en la ville de Pontoise, au nord-ouest de Paris; tous deux passèrent une grande partie de leur existence dans le cœur vibrant du Paris médiéval, entre le marché grouillant des Halles et la vie interlope du charnier des Innocents, se frayant une route inarpentable entre les dédales d’expédients et d’aventures, flirtant tantôt avec la culture savante et tantôt avec les marges; tous deux finirent par s’évanouir mystérieusement, tous deux firent fleurir après leur mort-comme les mandragores savent le faire nuitamment aux abords des gibets: leur légende.

Nicolas Flamel a plus d’une affinité avec le poète-truand qui légua à la première personne de la poésie française ses ballades de chairs souffrantes qui pendent aux potences solitaires des carrefours.Ils ne parvinrent pas à se connaître, un siècle les sépare.

C’est Paris qui les recueille, posthumes, comme les cendres chaudes finissent par recouvrir les scories qui exultent un instant puis qui retombent sur la toile d’apprêt de la peinture…du creuset.

Nul doute que la combinaison d’histoires est infinie et que sur la table des possibles,la nature a déjà joué des parties inquantifiables: c’est la la loi du “volatil” et les alchimistes le savent- ne se conserve que ce qui se risque à disparaître, à perdre sa forme, à abdiquer son illusion. C’est aussi peut-être aujourd’hui l’une des rares choses qui échappe au Règne inqualifiable de la Quantité: malgré l’égrégore techno-scientifique du contrôle et sa main mise algorithmique presque souveraine et filigrane des comportements et des psychés, l’ancien mystère des métempsychoses reste entier.

C’est à partir de ceux qui moururent un jour que les vivants naissent à nouveau (…) Les vivants ne proviennent d’absolument rien d’autre que des morts”

À Paris, si les poètes ne se savent pas toujours transmuter la lettre, les alchimistes finissent tôt ou tard par matérialiser l’esprit. Paris les recueille comme un livre qui ouvre sur une tombe: l’encre y semble noire, la page y feint être blanche.

La nuit sera noire et blanche“.

Le livre s’ouvre

Nicolas Flamel naît supposément vers 1330, près de Pontoise.

Il s’installe à Paris dans les années 1350: 1350, c’est sans nul doute la période la plus macabre de l’Histoire, celle de la Peste Noire qui fauche à l’aveugle plus d’un tiers de la population européenne.La Mort envahit soudain le premier plan: dans la ville et dans les âmes, la putréfaction à l’œuvre, les cadavres pourrissant à vue réveillent des angoisses souterraines tout en enracinant le lointain Mystère du travail alchimique.

À l’époque où le jeune Flamel s’installe à Paris: la Mort laisse entrevoir cette ambivalence initiatique.

L’imprimerie n’existe pas encore. L’ancien monopole de l’écrit, jadis privilège des moines copistes, s’est sécularisé à la faveur de la naissance de l’Université. Paris devient un carrefour cosmopolite important de la connaissance, de l’échange, des savoir-faire et des métiers. De nombreuses corporations, associations ont besoin d’écrivains pour rédiger leurs ordonnances, leurs statuts. Une tâche administrative, notariale, juridique qui engage une nouvelle classe d’écrivains: celle des “écrivains-jurés” qui établissent leur siège “rue des écrivains” aux abords de la paroisse des maîtres-bouchers de la ville, Saint-Jacques de la Boucherie à deux pas du marché (et du cimetière) des Innocents.

Nicolas Flamel ouvre son échoppe en qualité d’écrivain-juré dans cette rue. Il  y propose ses services de scribe aux différentes institutions de la ville.

La Nadia Barrientos - Paris Sortilègeslégende commence ici: un soir, alors que le couvre-feu s’était fait entendre, un pauvre hère frappe à la porte de l’écrivain; il a faim. Flamel le sustente charitablement et le questionne sur un livre que le mendiant a laissé apercevoir. C’est un livre bien étrange, paradoxal: rien n’y est écrit. 21 pages y font se succéder figures peintes et paysages étranges, dieux antiques et caducées.

Pour la somme de deux florins, Flamel rachète ce livre “doré, fort vieux et beaucoup large” à l’inconnu. Il ouvre alors la première page; dessus, il y découvre un lot de malédictions et d’exécrations à l’encontre des lecteurs mal avisés. Un mot, qui semble issu du sanscrit retient son attention : “MARANATHA”. Inscrit en majuscules, il semble jouer d’avertissement talismanique dont la puissance, latente, risque à tout moment de se retourner contre les curieux à moins que ces derniers ne soient déjà, d’une certaine façon, “initiés” et puissent -du fait “d’être Sacrificateur ou Scribe”, c’est-à-dire implicitement ou à leur insu chargés d’une tâche sacrée- s’aventurer plus avant dans l’expérience des pages qui vont suivre…

Scribe: n’est-ce pas là ce qu’est Flamel, reprenant sous le voile profane de la profession réglementée par le droit urbain médiéval, une tradition bien plus ancienne qui touche dans des cultures immémoriales au sacré?

Fort de cette coïncidence vissée aux faveurs de la Fortune, l’écrivain se sent l’autorisation de tourner la première page sans encourir la malédiction.

Ce livre nous est aujourd’hui connu, c’est le livre que la tradition retient comme celui “d’Abraham le Juif”, sans doute un prête-nom oriental nimbé d’un ésotérisme lointain et prestigieux derrière lequel des mains anonymes sont venues sceller, sous couvert de scènes peintes les métaphores en puissance du Grand Œuvre:

C’est essentiellement un livre d’images: un Livre “muet” suivant la tradition plus spécifiquement hermétique où ce qui intéresse est loin derrière la lettre et exige du lecteur l’expérience et la ferveur à l’échelle de l’existence pour imperceptiblement le pousser à écrire le livre de sa propre histoire.

Un “livre d’images”: notre culture moderne en dénigrerait rapidement l’importance, renvoyant à la sphère dévitalisée de l’apprentissage analogique de l’enfance ce qu’elle consacre comme le degré zéro de l’aventure intellectuelle, toute cerclée de sommes littéraires, littérales et de notes abondantes en bas de page, de commentaires.

Ne dit-on pas que l’alchimie est un jeu d’enfants?

Pour l’alchimiste qui s’ignore encore -n’est-il pas encore un humble “écrivain” administratif et profane?-le Livre s’ouvre sur une aventure à l’échelle de l’existence.

En sus du talisman qui tient scellées les puissances en attente d’un opérateur, d’un regardeur, le Livre fermé qui soudain s’ouvre devient le symbole initiatique d’un accès à la connaissance, cette nouvelle “naissance” de l’âme réveillée, initiée.

C’est ainsi que le mystère de l’éveil à une connaissance “à plus hault sens” est figuré sur le médaillon du portail central de Notre-Dame: sous le traits de la “Sophia”, allégorie de la connaissance dont la tête touche les nues et la colonne vertébrale cache une échelle-“Scala philosophorum”: l’échelle des philosophes- un livre ouvert aux pages vierges vient recouvrir un livre fermé pour signifier ce battement ténu entre le règne de la lettre et celui de l’esprit.

À l’endroit du cœur lisible de la cathédrale de pierre, cette figure allégorique engage à une double lecture: la première, le sens littéral et symbolique vient fixer une signification circonstancielle dont l’histoire se fait gardienne; la seconde, spirituelle, exige, pour accéder à une signification qui n’est jamais déjà donnée, la sensibilité toujours nouvelle d’un regard vivant qui se découvre et qui voyage entre ce que l’histoire vient un instant fixer et laisser fuir.

La lettre tue, l’esprit rend vivant” retrouve-t-on dans l’Évangile: c’est ici une métaphysique vagabonde des métamorphoses du cours des choses, un sens de l’histoire hérétique que la pente moderne technique et scientifique a condamné,lui préférant l’artillerie technique et rationnelle de la classification et de la thanatopraxie des connaissances…pour les alchimistes, c’est la parabole de “la lutte du Fixe et du Volatil”.

Un double-sens donc, une bifurcation: une clé qui ouvre sur deux possibles tel que le Moyen-Âge dépeignit Hercule à la croisée des chemins. À Notre-Dame, les reliefs sculptés qui entourent ce médaillon figurent suivant le sens officiel et littéral, la lutte allégorique des Vices et des Vertus, un topos philosophique de l’eschatologie médiévale mettant en scène la personnification des vertus chrétiennes dans un combat perpétuel avec les vices qui naissent dans l’âme. Une deuxième lecture, moins vissée à la plate reconnaissance historique et symbolique de ces figures, engage la découverte d’opérations chimiques du Grand Œuvre, voilées sous couvert de métaphores cryptées que certains ont empruntée.

Ici commence le voyage.

Peut-être que cette histoire de la naissance de Flamel comme alchimiste n’est elle-même qu’une métaphore comme l’avait entrevu au XXème s. Fulcanelli, un autre alchimiste qui travailla à la légende.

Peut-être que le Livre fermé est ce symbole scellé qui redouble le mirage des apparences et sur lequel le curieux doit plus d’une fois se fracasser avant que d’ouvrir le royaume latent d’un au-delà où la connaissance n’est plus sous cloche, comme l’existence.

Peut-être qu’en outre, ce Livre fermé est l’image du Livre de la Nature lui-même, au travers lequel les alchimistes apprennent à lire avec un œil spirituel et intérieur, le mystère indéchiffrable qui recompose en permanence le vivant et le créé.

Atalanta Fugiens, Michael Maier, 1617, “la porte Ouverte du palais Fermé du roi”

C’est la métaphore de “la porte Ouverte du palais Fermé du roi” que l’imagerie hermétique décline, comme ici, dans le traité de l’Atalanta Fugiens rédigé par Michael Maier au XVIIème s:un homme sans pieds se retrouve face à la porte massive et bien scellée d’un jardin convoité; désire-t-il y pénétrer? Il lui faudra abdiquer la voie courante des choses apprises et évidentes, errer d’approximations en galaxies, de sens refaçonné en sens détruit, comme le “solve et coagula” des alchimistes le rappellent.

… Le voyage se poursuit.

Le Pèlerinage de Compostelle

Le Livre d’images ne peut être “ouvert” sans une révélation; celle-ci modifie fondamentalement le regard du lecteur. Elle l’engage à se mettre en route, en mouvement, à l’image de la matière que les alchimistes préparent dans l’athanor, travaillant, tuant et ressuscitant successivement les visions qui s’y génèrent, les lignes de fuite éphémères qui s’y déploient.

Dans le seul ouvrage attribué à Nicolas Flamel et publié deux siècles plus tard, en 1612 par un certain Arnaud sieur de la Chevalerie, “les Figures Hiéroglyphiques” (où l’alchimiste explicite le sens couvert des figures sculptées qu’il a commandées sur une arche du cimetière des Innocents), l’écrivain rapporte comment, dépité par les opérations infructueuses qu’il avait commencé à faire suivant les images qui lui servaient de guides, il se résolut à  “prendre l’habit et le bourdon” (du pèlerin de St Jacques de Compostelle) et à se mettre en chemin de la Galice, dans l’espoir d’y rencontrer un cabbaliste à-même de l’éclairer sur ce qu’il savait lui manquer pour parfaire sa quête spirituelle de la matière.

À León en Castille, le jeune Flamel fait la connaissance d’un juif espagnol, “maître Canches”, lequel entend ces images de manière confondante et les fait parler dans une langue sans grammaire. Heureux, le jeune écrivain lui propose de revenir à Paris avec lui où il pourra lui montrer le Livre dans son intégralité, n’ayant amené dans son voyage que des copies sans doute réalisées de sa main. Malheureusement, le vieux cabbaliste, fatigué, meurt à Orléans, sur le chemin du retour. Flamel pourvoit à ses funérailles.

Ici, on pourrait croire que Flamel s’en revient…bredouille. Il n’en est rien.

La naissance de l’étoile

Une étoile a brillé tout-à-coup et m’a révélé le secret du monde et des mondes” Gérard de Nerval.

“Compostelle”: c’est “le champ d’étoiles”. Le chemin vers Saint Jacques de Compostelle: les alchimistes le désignent souvent comme une route étoilée, une voie lactée…

C’est un voyage fantastique et…immobile. Flamel n’est peut-être pas parti en Espagne, peut-être même qu’il n’est jamais sorti de son échoppe rue des écrivains. Dedans, il s’y est aménagé un espace intérieur, comme sacré: un espace dédié à l’expérience et à la contemplation. Un laboratoire et un oratoire: deux pages blanches que, force de ferveur et de patience, l’écrivain transformera bientôt leur imprimant des caractères, enluminant et allumant le silence qui vient loger derrière le sens, rendant son souffle à la course des déliés, insufflant l’esprit au miroir sensible de la lettre.

À l’instar du verbe divin, le travail de l’alchimiste reproduit à échelle réduite, à très haute température en même temps dans le creuset où fondent les métaux et dans l’âme de l’opérateur qui arrive à incandescence, l’acte originel et perpétuel de la création du monde.

C’est ici le mystère de l’œuvre d’art, en son sens démiurgique fondamental: l’artiste donne forme à la matière brute, naturelle; il l’oriente suivant le songe qui l’habite, qui parfois peine à se rendre sensible dans les contours figés de la réalité, de la matière. C’est une lutte, une étreinte. D’un bout de bois, le sculpteur délivre une statue-Michel-Ange ne pressentait-il pas les corps déjà finis derrière la masse informe des blocs de marbre qu’il allait chercher lui-même dans les carrières?

Brassaï, série des graffiti, Paris, les années 30

De l’antiquité aux premiers siècles du christianisme, l’ambivalence des images abouche en ce point: comment d’une simple matière inerte-le bois, la pierre, le métal- l’artiste parvient-il à donner vie à une figure, un instrument que l’achèvement propulse au rang des idoles, des images douées d’une valeur surnaturelle?

Du “daidalon” grec (cet artifice savant, rusé: c’est le dieu Hermès qui, à partir d’une carapace de tortue trouvée sur le chemin, conçoit comme par magie une lyre enchanteresse à la musique qui ensorcelle) à l’art immémorial de la paréidolie, qui de Léonard de Vinci qui retrouvait dans les murs abandonnés des tâches et des fissures d’où des grandes fresques lui venaient jusqu’à Brassaï qui, dans le Paris nocturne des années 30, partait à la traque de ces ébauches figuratives sur les pans de mur abandonnés d’une ville bientôt dissoute et reconstruite, la faculté de projection de l’imagination humaine a refaçonné et animé de mille façons son environnement le plus précaire, le dotant de visages ou d’intentions, l’animant de regards.

On dit dans les lointaines cosmogonies mythiques, que le magicien, à l’image de Dieu, est l’homme des premières fois: à l’image du dieu Rê dont il redit les mots exacts, le mage égyptien “refait comme il a été fait au commencement”. Il “actualise”, il refait comme il a été fait au commencement, il restitue au monde un présent.

Robert Fludd, Utriusque cosmi maioris scilicet et minoris historia, II (1619)

On dit que la difficulté, lorsqu’un alchimiste se lance dans le Grand Œuvre, est de trouver la “materia prima, matière chaotique des commencements, page vierge en quiescence, qui attend d’être “préparée”, c’est-à-dire d’être animée par l’étincelle d’un regard, dont l’esprit infuse la matière.

Les philosophes de l’aube de l’ère moderne, dont Robert Fludd, localisaient cette étincelle qu’ils supposaient être invisible, intérieure,au sommet de la tête: troisième œil qu’on retrouve déjà dans les sagesses orientales mais pierre aussi, cachée au plus profond de la mine de l’âme telle que le soupçon de la pierre de la folie au XVIème s. en Europe avait déjà ouvert la sente figurative au sein d’un imaginaire hanté par la localisation précise et le rêve de contrôle sur les états de l’âme.

Les étoiles, à Paris, et malgré la pollution lumineuse  qui a englouti les ciels du XXème s. dans une opacité galopante, n’ont de cesse de darder leur lumière qu’on sait aujourd’hui nous parvenir depuis le passé le plus lointain. Les apercevons-nous, vagabondes entre les grilles de cette prison nouvelle du monopole électrique, nous n’y portons qu’une attention brumeuse que les balises innombrables de l’asepsie urbaine contemporaine ont tôt fait de dissiper, de remiser comme jadis les sociétés interlopes dans les faubourgs.

Les ciels antiques étaient semés de regards vivants, effrayants sans doute. L’équation était telle: parce qu’elles nous transmettent de la lumière, les étoiles nous regardent.Platon à la traîne de tant d’autres, s’extasiait au crépuscule de voir poindre ces regards dont on ne pouvait pas vraiment dire à qui ils étaient destinés.

Aussi chaque nuit devenait, comme le monde, cet échange de regards à l’aveugle, cette conversation ininterrompue de regards jetés, tombés, reflétés.

La voûte céleste scintillante, étoilée: voici la première expérience qu’a faite l’homme, dans l’horizon lointain des premières fois.

C’est en regardant le ciel, dans les nuits paléolithiques où le Feu restait encore un songe, ou dans les premiers villages des déserts d’Arabie, des plaines de la Mésopotamie où déjà crépitaient les lumières fragiles des tours de guet et des Vigies que l’idée d’un au-delà s’est faite sentir.

Gravure au pèlerin dite de “Flammarion”, sans date et anonyme, elle apparaît pour la première fois dans l’ouvrage “l’Atmosphère: météorologie populaire” de Flammarion (1888).

Déroulant chaque nuit sa large bande lumineuse, les Anciens voyaient la galaxie comme un chemin, une voie royale conduisant vers la demeure sacrée des Dieux.

La connaissance prend ses racines dans la contemplation des étoiles: le ciel est le premier livre.

Affleure ainsi l’idée d’une filiation secrète entre les mystères célestes et la destinée humaine: “ce qui est en bas est comme ce qui est en haut” énonce la Table d’émeraude, texte fondateur de la littérature hermétique à l’origine orientale.

L’homme est lié au destin des étoiles-le scientifique Hubert Reeves l’a d’ailleurs révélé récemment: les atomes qui constituent notre corps dérivent d’étoiles mortes il y a des milliards d’années, l’homme est “poussière d’étoiles”.

Et, au milieu des constellations passées et visibles, à venir et défuntes, dans cet amas nébuleux, impénétrable, certaines étoiles brillent plus que d’autres.

Certaines étoiles, mystérieusement… parlent à quelqu’un.

Dans les déserts les plus obscurs, là où la nuit devient opaque comme le plomb, à cet endroit de mort presque totale: imperceptiblement, naît l’étoile. Comme une fissure de lumière qui bientôt gagne cinq, six, huit branches et qui au plus haut du ciel, guide et accompagne l’égaré, le pèlerin, celui qui n’a pas désespéré et qui, nourrissant intérieurement une étincelle bien fragile, finit par miraculeusement en être inondé.

C’est, rapporté par l’évangile de Mathieu, l’apparition fantastique de l’étoile des rois Mages “qu’ils avaient vu en Orient et marchait devant eux jusqu’à ce qu’étant arrivée au-dessus du lieu où était né l’enfant Jésus, elle s’arrêta“.

C’est, au IXème s. l’apparition d’une étoile étrange à un ermite sur l’étendue d’un champ désert de Galice qui fit découvrir la sépulture et les reliques de St Jacques, apôtre décapité en l’an 40 à Jérusalem et dont la dépouille avait été convoyée par ses disciples jusqu’aux côtes espagnoles.

C’est dans la première étape du voyage, alors que l’alchimiste travaille dans son four sa matière “préparée” mais encore confuse, noire, chaotique…Une traversée mélancolique qui met à l’épreuve la foi dans le plus aride des déserts. Si l’esprit de celui qui œuvre dans la nuit comme au milieu d’une mer infinie n’est pas ébranlé malgré l’absence de tout amer, bientôt, se cristallise le prodige: dans le métal qui refroidit apparaissent des fissures qui finissent par étoiler autour d’un centre. C’est “l’étoile du compost”, signe indubitable qu’on est sur la bonne voie, première des grandes étapes du chemin qui mène vers la pierre philosophale.

Nicolas Flamel n’est peut-être pas parti à St Jacques de Compostelle. Il est peut-être resté derrière l’enseigne enluminée de son échoppe d’écrivain qui égrenait” chacun soit heureux de ses biens, qui n’a suffisance n’a rien”. Derrière sa fenêtre qui le séparait du monde incandescent et passionné en proie à la Peste et à la guerre de cent ans,le livre qu’il avait ouvert le mena jusqu’à l’étoile.

Quatre siècles plus tard, dans le même quartier, le dédale des mêmes rues encore inviolées par les saignées du préfet Haussmann, c’est la voix d’un poète, Gérard de Nerval, revenu de ces voyages en Orient, qui parle: “je me mis à chercher dans le ciel une étoile que je croyais connaître, comme si elle avait quelque influence sur ma destinée. L’ayant trouvée, je continuai ma marche en suivant les rues dans la direction desquelles elle était visible, marchant pour ainsi dire au devant de mon destin, et voulant apercevoir l’étoile jusqu’au moment où la mort devait me frapper”.

 

Lorsqu’on sait, rétrospectivement, que le poète trouva la mort, une nuit froide de Janvier 1855, derrière la Tour Saint-Jacques, pendu sur le réverbère incandescent d’une rue qui n’existe plus mais qui répondait au nom étrangement prophétique de “rue de la vieille lanterne”;

qu’en outre, un an plus tôt, sur la gravure réalisée par l’un de ses amis à partir d’un portrait daguerréotype qu’Alphonse Legros avait fait de lui, Nerval, pris d’un sentiment mystérieux face à son double fixé par la photographie naissante, l’annota d’une suite de cabbales personnelles dont une étoile à six branches (le sceau de Salomon, un pentacle conjuratoire et protecteur) vient signer “Feu G rare-Je suis l’autre”.

et qu’enfin, sur les derniers mots écrits par le poète et adressés la veille à sa tante, comme assalli par un amas nébuleux aux constellations antagonistes, Nerval signa d’un:“ne m’attends pas ce soir, car la nuit sera noire et blanche”.

…les vers de son poème “el Desdichado” prennent la saveur d’une nuit lente, à l’ombre bilieuse et noire de la gravure de la Mélancolie de Dürer, comme si l’étoile du Compost n’avait jamais percé, là, dans la matière-nébuleuse de l’âme, de l’Artiste:

 

 

 

 

 

 

 

♠Ma seule Étoile est morte-et mon luth constellé /porte le Soleil noir de la Mélancolie♠

                                                            Oeuvre au Noir

Allégorie de la Mort placée au centre du cimetière des Innocents à Paris, vers 1520

 

La mort n’est rien d’autre qu’une dissolution. Aussi aucun esprit, aucun corps ne disparaît-il: ce n’est qu’une mutation continue des combinaisons et des actualisations. Giordano Bruno.

C’est au cœur de la ville un athanor à ciel ouvert: à l’époque de Flamel, enténébrée par la grande Peste, le cimetière des Innocents aux Halles devient cette fosse commune où les dépouilles s’amoncellent dans l’urgence.Espace sacré autant qu’ambivalent au centre du Paris marchand au Moyen-Âge, on pourrait rétrospectivement le comparer aux grands centres de crémation rituelle Indiens comme Bénarès.

Le cimetière des innocents tel qu’en 1750 dans une lithographie en couleurs de la fin du XIXème s.

 

À l’ombre des proscrits qui y jouissent du droit d’asile, la Mort y rend, à cette époque et plus que jamais, visible son travail.Prostituées, coquillards et écrivains publics des petites gens officient sur les pierres tombales décaties, jouxtant les grandes fosses dont par manque de place, on exhume les restes qu’on déplace à la va-vite, à l’air libre ou dans des combles improvisés au-dessus des murs en construction de ce qui à partir du XVème s. devient le grand Charnier: une ceinture claustrale ponctuée d’arcades et de petites chapelles où en 1423 l’on viendra peindre les fresques de la première Danse Macabre.

♥DANSES MACABRES♠

Mais nous ne sommes pas encore en 1423. C’est encore la fin du XIVème s. Flamel tient son Livre ouvert et vient d’entrevoir l’étoile occulte au fond le plus obscur de son voyage.

Est-ce un hasard? L’écrivain habite à deux pas du cimetière des Innocents où il faut l’imaginer se rendre peut-être chaque jour, et alors qu’il se rend au marché pour pourvoir aux provisions quotidiennes, méditer sur la transmutation en cours et à grande échelle du peuple de Paris.

Un adage martèle que la divinité a bien fait de cacher la sagesse, le mystère, le “secret” dans la mort car peu seront ceux qui se risqueront à l’y aller chercher.

Daniel Cramer, recueil d’emblèmes, 1624.

 

 

“Memento Mori”: Souviens-toi que tu vas mourir, ne perds de vue cette perspective. En elle, se fondent les origines et les fins, les pourquoi et les comment; en elle, se cache puis s’éclaire le mystère qui recouvre ta présence, le secret du monde en train de se faire.

 

 

 

C’est ici, au milieu du plus grand cimetière à ciel ouvert de Paris, sur une arche en pierre du Charnier que les bourgeois fortunés de la ville seuls peuvent acquérir et décorer en passant commande à des artistes que Flamel fait représenter, entre 1389 et 1407, un tympan sculpté aux scènes “à double entente”:

De cette arche sculptée qui disparut bien avant le cimetière lui-même, au XVIIème s, nous conservons cette gravure reproduite dans le seul livre attribué à Flamel, “la Livre des Figures Hiéroglyphiques” publié en 1612 par un inconnu: un certain sieur Arnaud de la Chevalerie. Dans cet ouvrage, l’inconnu qui parle à la première personne en lieu de Nicolas Flamel lui-même, explique le double sens des scènes représentées qui sous couvert d’une parabole du Jugement Dernier, découvrent l’itinéraire chymique et périlleux des métamorphoses en cours de la matière philosophique dans l’athanor de l’alchimiste.

L’auteur avertit le lecteur: cette arche sculptée est comme un Livre d’Images; dressé au centre de la ville et en son ventre “opératif”, la signification n’y est jamais “fixée”comme d’apparence nous le fait croire la représentation arrêtée d’une œuvre d’art.

L’interprétation, le sens s’y recompose suivant le regard du passant qui s’y arrête, suivant l’expérience inarpentable qui en profondeur l’éclaire ou l’obscurcit, l’ouvre ou le referme comme la page vivante et raturée d’une existence que le feu secret de la mémoire condense et évapore.

D’ailleurs, sur un pilier en vis-à-vis de cette grande arche, Flamel raconte avoir fait représenter une sorte de fantôme mystérieux: tout en noir de charbon comme une ombre échappée au cortège informe de l’Hellequin des chasses nocturnes et fantastiques, la figure sombre est une ombre portée qui, à la façon des personnages insignifiants à la marge d’un tableau, participent d’un chemin du regard du spectateur et l’introduisent à la vision comme un indice sur la route. Des paroles lui échappent qu’un phylactère en surplomb garde scellées: “je vois merveille dont moult je m’ébahis“.

De quelles merveilles ici, au cœur de l’empire vivant de la Mort, ce fantôme en décomposition redouble-t-il l’étrangeté?

De part et d’autre d’un Christ en gloire tenant l’orbe du monde dans sa main gauche comme gage d’une vie subtile victorieuse du royaume des ténèbres, St Jacques et St Pierre reconnaissables à leurs attributs présentent Nicolas Flamel et sa femme Perrenelle eux-mêmes comme un symbole de réconciliation obscure (Noce “Chymique”) des natures antagonistes des puissances à l’œuvre dans la Nature. En-dessous, à la marge, une série de petites scènes font se succéder combats et louanges comme une histoire accélérée et filigrane qui bout comme un feu ininterrompu et créateur.

Peut-être nous faudrait-il regarder la représentation de Flamel tout en restant poreux par tous les sens à la putréfaction à l’œuvre sous nos yeux dans le cimetière: derrière les vignettes qui déroulent les combats et les étreintes des âmes en proie aux fins dernières, cours, fugitif, inaltérable, un mystère. Celui-ci qui tient le monde en haleine, qui lui permet en chaque instant de se (re)créer, cette intelligence propre à la métamorphose dont nous nous révélons le combustible.

Derrière le voile éphémère de l’existence, s’impose ici l’intuition d’une clé occulte que la mort garde secrète.Dont elle se fait la gardienne comme un livre fermé qui s’ouvre peut-être un jour pour certains.

À la ville comme dans l’âme, les alchimistes et les poètes la poursuivent à l’encre sympathique.

Paris, philosophique

Comme Paris où tout l’Oeuvre a été achevé” Nicolas Valois (dans un manuscrit conservé à la bibliothèque de l’Arsenal,  XVème s.)

Le Livre s’est refermé.Autour de Nicolas Flamel, l’énergie fécondante du mythe et la matière fragile de l’histoire se sont enlacées: cristallisées.

Qui saurait démêler la voix de la légende et la gageure du réel n’éclairerait en rien la lecture sans cesse renouvelée des lignes de fuite qui s’y arrêtent.

Factuellement, de Nicolas Flamel, à Paris, il nous reste:

La gravure de l’arche sculptée qu’il a commandée au charnier des Innocents que nous venons d’apercevoir,

une maison qu’il a fait bâtir dans le fief alors extra-muros de Beaubourg, rue de Montmorency, pour y accueillir gratuitement, à la manière des hospices faisant œuvre chrétienne de charité, les serfs et travailleurs, les étudiants peu fortunés qui affluaient alors à la marge de la ville commerçante, universitaire du XVème s.

Cette maison, datée de 1407, existe toujours. Considérée comme la maison la plus ancienne de Paris, elle se pare étrangement de ce cette caution ultime de l’origine la plus lointaine, comme jadis on feignait attribuer un Livre aux sapiences indémontrables les plus anciennes.

Peut-être ici un viatique de survivance, comme savent si bien l’atteindre les alchimistes qui pour se risquer à se survivre acceptent de se dissoudre dans la matière de leur œuvre, jusqu’à disparaître.Qui savent mieux que quiconque que pour conserver la vie paradoxalement il faut la transmuter et donc… la perdre.

Aujourd’hui, la façade contemple des siècles d’allers et de venues dans l’étroite rue au tracé médiéval qui étoile encore à certains endroits autour du Centre Pompidou, plus récent.

 

Un linteau gravé court au-dessus du rez-de-chaussée qui à l’époque servait d’entrée et ouvrait sur un lavoir à usage collectif: depuis le XVème s, ce phylactère qui joue d’une parole toujours vivante, continue à s’adresser aux rares curieux que quelques efforts  paléographique ne rebutent pas.

Il parle ainsi: “Nous hommes et femmes laboureurs demourans au porche de cette maison qui fu faicte en l’an de grâce mille quatre cens et sept sommes tenus chacun droit soy dire tous les jours une patesnotre et l’Ave Maria en priant Dieu que de la grâce fasse pardon aux povres pecheurs trépassés Amen”

Malgré le temps qui corrompt les métaux, les mémoires les plus tenaces, qui efface les traces silencieuses des craintes et des espoirs, les pas de ce qui ont vécu, qui ont rêvé et qui ont vu, l’apostrophe opère encore comme ces enseignes “parlantes” dont le Moyen-Âge initiatique était savant. Dans l’âpre solitude du désert d’indifférence, dont le monde moderne a oublié de dresser la Carte du Tendre,elle s’adresse, visible et invisible, bancale et précaire comme le songe, à la seule possibilité, miraculeuse sans aucun doute, qu’un seul vienne et s’y arrête.

Et voilà que celui-ci, qu’importe d’où et quand il vienne (il arrive!) à l’image du jeune Flamel devant le Livre, cille plus d’une fois et comprend peut-être que ce à quoi on l’exhorte, dépasse le cadre figé de l’adresse anonyme, du déchiffrement aride, de la culture…cet autre désert.

Comme le livre de pierre: la ville, Paris, en sa matière animée, spirituelle, constitue un substrat de réelle magie.Au cours des ans, voire des siècles, les regards, les pas, les allers et les retours, les détours qui s’y échouent, qui s’y rencontrent et qui s’y perdent, développent par elle-la ville impossible constituée de toutes les villes qui y ont été aperçues, souffertes dans la mémoire inarpentable de ceux qui comme les comètes s’y éteignent ou s’y sont éteints- une chaîne impalpable mais sensible où parfois des images arrivent à telle point d’incandescence qu’elles explosent.

C’est le lointain, la matière chaotique de l’ancestral, de l’autrefois qui coïncide en un éclair avec l’instant des premières fois.

C’est dans l’indétermination subtile qui architecture le devenir, la métaphore ludique des formes latentes, l’imagination clandestine des pages écrites qui restent vierges.

Comme la ville, la mémoire: nulle matière ne peut être détruite au point de ne pas persister sous quelque forme.Reviennent encore humides les nuits longues passées à marier dans le ciel les étoiles jusqu’à y voire naître des figures.Refluent à marée basse les bateaux ivres des solitudes de ceux qui ont rêvé, les nefs des premiers Nautes qui oscillent sur la grève, les issues percées au large par la contrebande des tire-laines et des poètes.

Paris, la ville historique apparaît désormais comme ce livre clos, solidifié comme par un sort, à moins qu’il s’ignore avoir été lesté au plus profond des abîmes. C’est là le paradoxe du vœux pieux qui agite l’ère moderne: la conservation historique, patrimoniale est un équivoque maléfice. Il fixe la matière vivante et la conserve ainsi, dans un état de mort apparente, cataleptique… qui n’eut pas déplu à l’imaginaire littéraire fantastique de la fin du XIXème s, hanté par le réveil posthume des cadavres et l’idée qu’un progrès technique parviendrait dans le futur à réveiller ce macabre purgatoire.

La mémoire des hommes est parfois écrite et transmise: au fil des siècles, les failles géologiques, le déni, l’oubli et leurs mouvements imprévisibles l’enfouissent profondément; elle est tombée au plus bas des mers, elle y elle dort désormais dans des livres que frôlent le frémissement des algues et l’encre dissoute des précessions des calmars.

Ici, c’est la nuit, totale. Les espèces qui y survivent depuis les temps préhistoriques y développent une lumière mystérieuse, organique. Ainsi parfois scintillent-elles en songe et sans spectateur, dans la solitude immense d’un ciel mutique et renversé.

Des myriades d’étoiles filantes ou bien tombées, pavent le sol de signes et d’indices que nul regard ne peut atteindre.

Le monde existe-t-il sans regard?

Photographies d’étoiles de mer, 1917, Döderlein

C’est comme dans le théâtre de la Mémoire des cabbalistes de la Renaissance: la scène y semble vide, l’imagination seule de l’égaré, de l’alchimiste, du poète y descelle derrière la feinte tranquillité du décor factice et prétexte, l’étincelle dormante dont son regard seul allume le feu.

Ce sont les correspondances occultes, les sentiers de métaphores, les jardins d’analogies, ce sont les ponts dressés entre les astres solitaires et l’errance des planètes qui recomposent et subtilisent en un même geste les figures, leurs esquisses, leurs trajectoires.

La pierre philosophale n’est rien d’autre que ce qui devrait permettre à l’imagination de l’homme de prendre sur toutes les choses une revanche éclatante” disait René Alleau.

S’écrit alors un livre qui cache un livre qui cache un livre (et sic in infinitum: et ainsi, à l’infini): un livre en abyme, sans origine et sans fin, dont la fonction n’est pas celle de garder: mais celle de coaguler et de dissoudre, dans l’attente de ce feu secret dont les alchimistes redoublent la nature, eux, qui à l’instar de Nicolas Flamel -à la flamme à peine dissimulée de son nom-savent si bien se fondre dans le creuset de la légende et allumer la part vivante d’une histoire qui, parce qu’elle ne pourra jamais se laisser prendre et figer dans l’attrape-mouches de l’accumulation primitive des connaissances, court la gueuse, filante, subversive, facétieuse comme Paris qui laisse encore apercevoir les étoiles aux poètes qui à leur insu les ont fait naître.

Parce qu’ils cherchent l’Or du Temps

étoile scellée-tombée?- sur la tombe d’André Breton, au cimetière parisien des Batignolles

 

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