Nadia Barrientos - Paris Sortilèges
“Ça voyons donc, Cité de merde”

C’est ainsi que vers 1655 le sulfureux Claude Le Petit, poète et scandaleux de son état, introduit à une cosmogonie scatologique de la ville de Paris qu’il s’attache, sous couvert de la satire poétique de son livre rescapé du bûcher “Le Paris ridicule”,à traîner dans la boue: au sens propre, sans jeux de mots mais…toutefois.

Un siècle avant l’effraction de ce pamphlet corrosif et incantatoire qui décape avec une audace sans précédent les puissants et leurs symboles dans la ville, les parisiens avaient déjà payé de leur personne.

Le peuple de Paris dont Rabelais remarquait dans Gargantua (1534) qu’il était “ tant sot, tant badaud et tant inepte de nature” s’était déjà prêté au baptême sans concession du facétieux géant qui, du haut des tours de Notre-Dame “en souriant, détacha sa belle braguette et, tirant en l’air sa mentule, les compissa si roulement qu’il en noya deux cent soixante mille quatre cent dix-huit, sans compter les femmes et les petits enfants”.

 

Gargantua pisse sur Paris “par ris” du haut des tours de Notre-Dame, une illustration de Gustave doré, 1855.

Par ris“, dit l’ogre frondeur:”je vais leur payer à boire, mais ce ne sera que par ris” (entendons “pour rire”). Rabelais malmène les racines de la langue et invite une étymologie de Paris dont il faut croire-si l’on considère le peu de cas que les linguistes en ont fait à sa suite- qu’elle hante par le supplice immémorial de la Soif, cette autre torture qu’est l’usage -de la langue comme de l’ivresse- et dont les petits joueurs brûlent déjà dans l’Enfer aseptisé des académismes et des vertiges homologués.

Inversion carnavalesque, initiation, rite de passage: les déjections humaines mettent Le Petit derechef sur la piste d’une étymologie pour le moins subversive de l’ancien nom de la ville de Paris qu’il repêche lui-même chez Guillaume le Breton, un obscur chroniqueur du temps de Philippe Auguste, lequel fait remonter le nom “Lutèce” à la racine gauloise (lut-)>la boue, la fange…la merde. Lutèce, “cité fangeuse, cité de merde”: voilà qui relève on ne peut mieux et voire même justifie la mordante diatribe du poète!

Paris est une ville de merde: le programme est lancé. Au sens propre…et surtout au figuré. Comme dans l’interprétation des Écritures, la matière s’ennoblit de tous ses sens. Allégorique et littérale, la merde vaut parabole: parabole d’un siècle (le grand siècle de Louis XIV) où tout ce qui brille n’est pas or, mais plutôt tout le contraire…

Sous la plume de Le Petit qui emprunte un itinéraire psycho-géographique dans Paris, devançant de quelques siècles l’arpentage incantatoire et subversif des dérives d’un Guy Debord, la ville découvre au hasard de la marche, derrière le fard apprêté des monuments et de la chaire encensée des parvenus et des puissants, la matière fécale très occulte que l’alambic du poème détransmute et voilà qu’il nous l’offre en pâture, en lecture.

C’est bien d’une herméneutique qu’il s’agit, d’un déchiffrement ésotérique, d’une interprétation “à plus hault sens” que le poète nous livre ici, passée la métaphore pestilentielle de cette matière paradoxale qui est le produit de tous les hommes et dont chacun tait le commerce.

Une photographie de Brassaï

 

Tout comme les reliefs sculptés sur la façade de Notre-Dame cryptent une lecture hermétique donnant les clés des étapes du Grand Œuvre, le Paris apprêté de la magnificence et de l’image prêt-à-vendre dégonfle l’un après l’autre ses pâles  sortilèges pour l’initié qui sait recueillir au fond de l’athanor -comme plus tard le chiffonnier ou le poète à la quête de talismans dans les décharges- les scories les plus précieuses d’un regard qui perce l’invisible et renverse l’ordre imposé des apparences et des puissances.

Peut-être que l’or véritable git ici: dans le regard de ceux qui savent, de ceux qui aiment, de ceux qui vivent et qui viennent remuer les évidences comme des marottes dont la gaye science leur accorde le secret. Le secret de marier le plus obscur et le plus clair, ce qui s’agglomère et ce qui fuit…de spiritualiser la matière,de matérialiser l’esprit. Le mystère n’occulte rien d’autre que l’expérience:”Ne savent lire que ceux qui ont vécu“.

Un anti-guide de Paris, premier(…dernier?) du genre

Claude Le Petit sera brûlé vif avec tous ses livres et ses feuilles volantes sur la place de Grève (place de l’hôtel de Ville) et comme une offrande expiatoire à l’aube du règne de Louis XIV, en 1662 qui allait porter à son acmé, sur tous les plans, le bûcher des vanités.La légende rapporte qu’alors que le poète avait négligé de fermer sa fenêtre (c’était en plein mois d’août et la canicule sévissait) et qu’il était en train d’écrire une chanson blasphématoire sur la sainte figure de la Vierge, le papier s’envola par la croisée et fut ramassée par un prêtre qui passait .Ce dernier s’empressa de le transmettre au procureur du Roi. L’histoire nous révèle sans ambages le triste enchaînement des évènements.

Dans l’un des rares poèmes que l’on conserve, Le Petit prophétisait déjà son supplice (ainsi que la survivance de sa voix ), étrangement:

Qu’on me frotte, qu’on m’étrille,
Qu’on me berne, qu’on me quille,
Qu’on me brusle, qu’on me grille,
Qu’on me pende ou me pendille,
Je diroy cette chanson

La plupart de ses écrits périrent par le Feu avec lui. Le “Paris ridicule” fut sauvé in extremis et publié à Amsterdam sous le manteau quelques années après sa mort.

Ce texte extraordinaire à bien des égards, est désormais accessible par un seul clic sur la toile.(https://fr.wikisource.org/wiki/La_Chronique_scandaleuse_ou_Paris_ridicule)

Le Petit nous y invite à le suivre dans une ballade dans Paris, inattendue; dès les premiers vers, le poète annonce la couleur: il congédie sa Muse-celle qui inspire le grand Art des poètes- et avoue qu’il entend se divertir “et par une bonne satyre estriller Paris à plaisir”. Loin de lui les éloges hypocrites qui se disputent les louanges des Salons, il entend traîner son sujet dans les latrines du bien dire, force des exemples qui bientôt se présentent à ses yeux : monuments, églises, palais, bourgeois, corporations, vie quotidienne et mœurs se suffisent à eux-mêmes, nul besoin de forcer le trait. Paris est une ville “puante” dont les symboles cryptent le faux-semblant. Si de cet escamotage consenti où les puissants capitalisent leur empire dans l’impunité que leur accorde l’illusion, le poète entend détourner le champ de forces, c’est que Le Petit est un mage populaire qui s’amuse  à l’ombre des cabinets bistrés des doctes philosophes que la Cour se prostitue, à retrouver le Feu secret que les alchimistes savent s’allumer dans les marges les plus sourdes, aux endroits les plus sales, extra-muros de la pensée toute faite et de la ville orthonormée: là où personne ne se risque à regarder.

Vue d’optique du Pont Neuf, un ancêtre de la carte postale à la fin du XVIIIème s.

Dès le départ, l’inversion est de mise: c’est une Œuvre au noir. Cette belle ville de Paris dont déjà quelques chroniqueurs et voyageurs avaient vanté l’empire et le prestige devient la matière philosophique dont le creuset du poète révèle le cadavre:

On ne verra point sous les cieux
Aucun de tous les plus beaux lieux,
Que nous ne rendions ridicule

Le palais du Louvre ouvre la ballade. Ses murs “mal rangés” et sa vétusté lui confèrent l’air d’une auberge atteinte par l’hiver. Bientôt arrivent les courtisans, ces “attrapeurs de pensions” à la traîne du Roi de France qui fait fuir le poète. Le voilà catapulté aux Tuileries où “tous les chieurs (ne sont pas encore) rangés comme une haie d’ifs tel qu’en sera incommodé au siècle suivant Louis-Sébastien Mercier(voir à ce sujet le chapitre “latrines publiques” de son Tableau de Paris), puis place de Carrousel qu’il fait rimer avec “manège de Pantagruel“.

Défilent ensuite les palais (palais de Mazarin, palais Cardinal, etc.), le théâtre officiel (l’ancien hôtel de Bourgogne): “ce bordel public royalisé où dix garces d’intrigue avec dix cocus donnent autant de coups de cus qu’elles représentent de farces”. Vient le marché des Halles “cette foire immondechacun se mêle et se confondcomme dans le charnier mitoyen des Innocents où Le Petit, sans doute spectateur de la grande fresque de la Danse Macabre qui y était alors peinte, avoue: “Icy chacun a son image.

Nadia Barrientos - Paris Sortilèges

Le Pilori, cet instrument de supplice du roi de France sis à proximité est “un chilindre pourry“. Bientôt le poète se retrouve sur le Pont-Neuf qui “a plus d’étrons que de pavés. Là il contemple la statue équestre du bon roi Henri : alors que tout le monde à son époque en salue la majesté, Le Petit n’y discerne qu’un “épouvantail des moucherons“. La vue est plaisante (le Pont-Neuf n’est-il pas le premier pont bâti sans maisons pour dégager la vue dur Paris?): on y contemple la Seine “dans qui vont se décharger mille tombereaux d’immondices”.

Le Petit poursuit son périple. Ses pas l’emmènent sur l’île de la Cité: palais de justice, parlement, Sainte-Chapelle, l’Hôtel-Dieu …puis se devise Notre-Dame qui, peut-être depuis l’onction sulfureuse du géant de Rabelais, ressemble à un “monstre à jambes d’éléphants qui fait peur aux petits enfants“. Le siège rutilant de l’Archevêché “meriteroit cent croquignolles” mais en voilà assez!…le poète se fait avare de coups portés et décide de monter en haut de tours qu’il découvre infestées de nids de chouettes et de crottes d’oiseaux et dans la fange desquelles il contemple une fange bien plus grande encore: diable que la ville merdeuse est grande, et combien de merde empourpre l’horizon qui se perd dans le lointain qu’un trait d’ocre parachève!

Que d’embarras et que de crottes! Je suis pris dans un clapied Le Petit est descendu et le voici dans le tumulte quotidien des circulations et des expédients. La boue parisienne (très peu de rues sont alors pavées et les égouts coulent à ciel ouvert) qui font valoir à de Paris au XVIIème la réputation de “ville la plus sale d’Europe” lui donne l’occasion inespérée de s’extraire de la métaphore; le voici pris dans la merde, littéralement “Ha! mon habit est tout perdu! Mes souliers (…) mon manteau sont passés en même teinture.Dans l’état où je me voy, je me prendrai pour une ordure si je ne me disais: c’est moy!

Les alchimistes savent que l’apprenti fait partie de l’Œuvre en cours à tel point qu’il finit par se confondre avec la matière qu’il décompose dans son four: au poète il suffit de se confondre avec la matière même qu’il dénonce pour en transmuter le maléfice…et c’est ainsi que les crottes de Paris entrèrent en littérature:

Élixir d’excréments pourris/Maudites crottes de Paris/ Bran de damnez abominables/Matière fécale d’Enfer/Noires Gruingenaudes du Diable”

De quoi pâmer et de façon anachronique-ainsi ne le font-ils pas les coprolithes?- l’effraction d’un curieux traité publié en 1841 “la physiologie inodore illustrée et propre à plus d’un usage”, éloge solitaire de cette belle matière dont nous traitons et dont l’auteur, anonyme, ne rougirait point de compter Le Petit parmi ses Lares:

Ce n’est pas fini: le poète est toujours en marche, recouvert de merde. Il s’approche de la forteresse de la Bastille dans le faubourg St Antoine qu’il parvient à reconnaître au milieu d’un marécage bourbeux. Mais “à quoi sert ce vieux mur dans l’eau?” s’étonne-t-il…Et le voilà qui dans un élan comme prophétique( que le siècle suivant ne démentira pas) se met à invoquer le”ciel foireux qui eust la force de l’abattre d’une pétarade ou deux”.

Non loin de là, se dresse la muraille de la ville; non content de faire faille par sa gouaille dans les forteresses illusoires du prestige et du symbole, Le Petit étend son magistère aux enceintes les plus tangibles: celles des fortifications de Charles V qui ceinturent alors encore Paris. “Dans tes murs de crotte seiche (décidément),je voudrais d’un coup de fusil faire quinze toises de brèche”.

Sortir de cette Cité de merde…le voilà parti extra-muros, là où au pied du Gibet de Montfaucon sorciers et gueux font affaire des bouts de corps des suppliciés pour leurs onguents et leurs attrapes, où les commerces sont plus labiles, moins réglementés : là où encore, la vie échappe aux registres, aux autorités.

Allons aux fauxbourgs maintenant: nous y serons incontinent!”

Le Petit est bien sûr conscient que son discours se fait diarrhée à l’image des propos qu’il défèque comme des étrons laissés stratégiquement ça et là. Toutefois-et c’est là bien sûr la voie alchimique de la chose- la merde du poète vaut talisman: elle se dresse dans la ville comme conjuration à la merde qu’il rencontre.”Similia similibus curantur”énonce une loi magique immémoriale: “le semblable se guérit par le semblable”.

Dans l’extra-muros de la ville, le poète s’attaque à tous les les couvents et châteaux qui scandent le paysage qui alors s’assimile encore à la campagne. Temple de Charenton, château de Bicêtre, Port Royal des champs, le collège des Jésuites: chaque institution passe par le tamis détransmutatoire de sa faconde et révèle, derrière le lustre intouchable d’une respectabilité fantoche, la misère morale et spirituelle . Ainsi, concernant les Jésuites, Le Petit se demande, sans faux semblant:

“D’où vient qu’estant si triumphans, Ils sont devenus Pedagogues ,
Et foüetteurs de petits enfans?

(Je) soustiens plus probablement
Que c’est par pure sodomie,
Et ce n’est pas sans fondement.”

Le Petit reflue du côté du clinquant palais du Luxembourg bâti à son époque par Marie de Médicis sur le lieu dit du “Diable Vauvert” qui donna tant à retordre jadis dans l’imaginaire hanté des ailleurs de la ville. À la place du terrain vague où les fantômes s’acoquinaient avec les squatteurs, désormais parade cette excroissance du pouvoir dont le poète rappelle la grotesque figure. Son jardin à la française et le jet du Grand Bassin ne font-ils pas montre des prétentions phallocratiques qui débandent au moindre passage d’une âme érectile comme la sienne?

Puis, l’abbaye de St Germain des Prés s’entortille entre les pas de Le Petit: l’abbé de cette noble institution, il nous le rappelle, est un “illustre bougre issu d’une royale fouterie”.

Bien,la visite express se termine. Le Petit s’arrête abruptement comme le marcheur fatigué passe la devanture du troquet et sort de scène pour boire un verre:

Adieu donc, Ville de village,
Seigneur Paris en Badaudois” (entendons : le “pays des badauds”)

(…) “Sans boire, c’est assez chanté”!

Et il nous lègue sa dernière strophe qui se referme comme énigme:

Trois vers finissant ce Poëme :
Qui de trois paye un, reste deux ;
Adieu, voicy le pénultième,
Fais le dernier si tu le peux.

…Nous engageant nous, qui après lui traversons cette même ville, à poursuivre ce poème. Malgré le temps…malgré la merde qui s’accumule et dont les siècles n’ont-il faut le dire- rien transmuté encOr.

Un Hapax littéraire

Hapax: une forme dont on ne connaît qu’un seul exemple. C’est l’exception qui confirme la règle, la mauvaise herbe qui survit dans le jardin de la grammaire et des usages. On se souvient de la “dive” bouteille de Rabelais et du “Ptyx” de Mallarmé façonné pour le besoin seul de la rime.

Le Paris ridicule de Le Petit est un hapax: on ne lui connaît aucun texte apparenté. Depuis le XVIIème s. et le grand Siècle de Louis XIV qui initia le laboratoire de rationalisation urbaine, la ville de Paris connut pléthore d’historiens et de faiseurs d’éloges. On vanta ses cieux modernes, la nouveauté de ses boulevards, les prouesses techniques vinrent bientôt couronner le prestige de ses Expositions Universelles. Il fallut au XVIIIème s. inventer le patrimoine pour venir escamoter le vide béant mais capitalisable laissé ouvert par la désaffection des symboles du pouvoir et du sacré.Paris devint “ville Lumière” et perpétue encore l’héritage fantoche d’un lustre imaginaire qui sert la manne financière de la culture et du tourisme. On s’en rend bien compte: la ville de Paris n’est plus qu’une image d’Épinal, une marque tout au plus sur laquelle font du profit quelques milices de conservateurs et de tristes historiens. Si les poètes s’en emparent-et ils furent nombreux – leur recours n’ira toujours que dans un sens: celui de l’alchimie conventionnelle qui transmute le dégoût pour en faire jaillir l’étincelle. Baudelaire lui-même ne pourra passer outre le tiraillement religieux de ce visage de la ville qui comme Méduse, aimante et repousse; et malgré tous les griefs de cette verrue industrielle qui s’érige en Léviathan universel, il révèlera à la fin de son recueil Les Fleurs du Mal:

Soyez témoins que j’ai fait mon devoir.Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte. Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence, (Paris),Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or.”

L’époque où écrit-et sera brûlé sur le bûcher d’avoir écrit- Le Petit est intéressante à un autre égard: c’est au XVIIème s. que naît un genre nouveau, à la frontière historique et littéraire, et qui désormais fait florès à la faveur du monopole culturel du tourisme: le guide de Paris.

Jusqu’alors personne, si ce n’est oui: Gilles Corrozet en 1532 qui, le premier (et on le considère comme le premier “historien” de la ville de Paris) se plonge dans les archives et fait publier “La Fleur des antiquités, singularités et excellences de la plus noble et triomphante ville et cité de Paris”- ne s’était frotté au Grand Oeuvre de dresser le portrait de la ville, croisant travaux historiques, archives et anecdotes.

Deuxième édition de “La Fleur des antiquités de Paris” par Gilles Corrozet, 1561.

 

 

On peut en convenir: cet ouvrage de celui qui fut écrivain et imprimeur, est l’ancêtre de nos guides touristiques. À cette différence peut-être que dans la veine des Chroniques médiévales servant la généalogie mythique du pouvoir, il hérite de ce discours mièvre et élogieux qui tend plus à inscrire l’origine de la ville sous des auspices faramineux qu’à en ébaucher l’histoire suivant les critères modernes et scientifiques.

 

 

Le livre de Corrozet connaît un vif succès que ne démentit pas les rééditions qui se succèdent. En 1612, Jacques Du Breul, un moine de l’abbaye de St Germain-des-Prés -dont on sait maintenant grâce à Le Petit qu’il est le noble descendant d’”une royale fouterie”-poursuit la veine et publie un “Théâtre des antiquités de Paris” où, aux origines légendaires et prestigieuses de la ville, il ajoute une description monumentale et orientée qui fige Paris dans son rôle de capitale royale, siège du pouvoir.Des gravures des tombeaux et des personnages célèbres y accompagnent une volonté de donner chair à une histoire de la ville à portée de main, qui annonce avec trois siècles d’avance, la portée universelle des guides de tourisme dont le XIXème s.consacrera l’édition à large échelle.

Contemporain de Le Petit, nous ne pouvons pas ne pas évoquer ici celui qu’on qualifie souvent de premier historien de Paris: Henri Sauval (1623-1676) qui passa sa vie, à l’ombre de sa charge d’avocat au Parlement, à mener des recherches poussées dans les archives de Paris.Grand curieux du passé de sa ville natale, Sauval écrit et compila une somme qui fait date: Histoire et recherches des antiquités de la ville de Paris. Publiée en 1724 après sa mort, cette somme encyclopédique se différencie du travail de ses prédécesseurs en ceci que nous y reconnaissons un regard plus partial, pré-scientifique au discours sur les évènements. Origine de la ville mais aussi description de ses faubourgs, faste du passé mais aussi vie pratique et accidents courants tressent une fresque assez vivante dont Le Tableau de Paris de Louis-Sébastien Mercier un siècle plus tard (publié en 1781) se souviendra.Une singularité qui distingue Sauval de ses prédécesseurs : sa curiosité panoramique le pousse à découvrir l’histoire d’une ville plus occulte, celle de la Cours des Miracles et des bordels, des bouges et des latrines. Le manuscrit de son “traité des bordels ou histoire des mauvais lieux” rebaptisé par bienséance “la chronique scandaleuse”(même titre d’emprunt que Le Paris Ridicule de Claude Le Petit) sortira de l’oubli posthume en 1883, une époque où les “bas-fonds” attisent l’archéologie pittoresque d’un Paris qui disparaît sous les coups de pioche des travaux du baron Haussmann.

Le XIXème s, en même temps que sous couvert d’hygiénisme urbain il détruit les vestiges hantés des anecdotes accumulées dans la ville ancienne, viendra ressusciter de manière paradoxale l’imaginaire du “Vieux Paris”, remplaçant les ruines en cours et bientôt dissipées par une image d’Épinal, passée à la Javel du fantasme et servant désormais la plue-value du prestige truculent de la ville-monde et de son image commercialisable.

Le “Vieux Paris” reconstitué en carton-pâte par le caricaturiste Robida lors de l’Exposition Universelle de 1900.


Prostituées rue Asselin, Eugène Atget, 1927.

Le Paris ésotérique des mœurs et expédients, celui plus profane des marginaux et des mauvais enfants affleure alors à la surface comme l’image inversée par le miroir qui, délestée de son pouvoir d’action dans le réel,acquiert le lustre qui fait saliver dans la soif des dîners, la consécration toujours posthume de l’aventure.

Bientôt, le Paris vécu, de l’intérieur, par les vivants et les poètes, ne trouvera plus d’autre refuge qu’imaginaire pour y sceller les visions sensibles que le façadisme de la ville galopant confisque de plus en plus aux projections de l’esprit.

 

Les guides de Paris se multiplient qui assènent l’image froide et sèche-morte- d’une ville qui ne sert plus la part vivante et curieuse de ceux qui s’en reconnaissent mais sournoisement appâte les étrangers susceptibles de venir y faire dépense.

Paris s’est bien confondue dans son image et il faudrait la liberté d’un poète comme Le Petit pour venir y remuer la merde, pour peut-être renouer avec cette part sensible, malodorante et si précieuse du vécu qui mieux que quelconque Fils d’Hermès ou bateleur savant,renverse l’évidence et ouvre la chambre d’échos où nos visions se cherchent un ventre♦

 

 

 

 

 

 

 

Menu