Nadia Barrientos - Paris Sortilèges

 

“Ramponeau”: un nom dont il reste à Belleville une rue, la rue Ramponeau qui grimpe depuis le boulevard de Belleville vers le seuil de l’actuel Parc de Belleville dans les hauteurs…à bout de souffle.

La légende rapporte que ce fut rue Ramponneau en 1871 que tomba la dernière barricade dressée par les combattants de la Commune.

Le 28 Mai 1871 à 14h, la dernière barricade de la Commune à l’angle des rues Ramponeau et de Tourtille est défaite. (Un dessin d’Albert Robida)

La rue Ramponeau garde un tracé ancien qui nous transporte dans le passé, plus ancien, de la colline de Belleville marqué par son histoire rurale puis ouvrière; depuis le Moyen-Âge jusqu’au XIXème s, les chemins et sentiers épousent les pentes vinicoles dont le parcellaire actuel garde le souvenir, le relief sinueux parfois réveille ça-et-là la survivance d’ateliers et les façades fatiguées des vieilles guinguettes; peut-être est-ce la funeste défaite de cette barricade qui lui lègue comme cicatrice un tracé légèrement brisé au carrefour avec la rue de Tourtille. En outre, sa pente souffre un dénivelé patent du côté ouest: vers la perspective ensorcelée où affleure le fantôme de Versailles.

Qui se souvient aujourd’hui de Jean Ramponeau (1724-1802), le plus célèbre et chatoyant cabaretier de la Courtille?

Mort dans l’anonymat paradoxal d’une maison de santé de Charonne où il fut interné à la fin de sa vie pour des troubles psychiques, de celui qui de son vivant était devenu un verbe dans la langue populaire (“ramponner”> s’enivrer à peu de frais), on ne garde même pas une tombe qui viendrait témoigner de son sulfureux souvenir propre à embraser le quartier alors extra-muros dont il était devenu le maître occulte.

Jean Ramponeau monte à Paris en 1740 et s’y installe en qualité de marchand de vins. Dans les parages de Belleville, à l’angle de la rue de l’Orillon et de la rue St Maur, il achète un cabaret qu’il renomme le Tambour Royal et où il excelle dans la réclame-art encore ignoré et qu’il finit par inventer.

Ayant très vite l’astuce commerciale de vendre la chopine de vin un sol moins cher que chez ses concurrents, le cabaret du Père Ramponeau devient très vite le creuset des soifs de Belleville où viennent se joindre les ivresses parisiennes appâtées par les tarifs bon marché.

On y boit le vin produit sur place sur la colline, le vin “guinguet” qui donne son nom aux guinguettes qui alors essaiment à fleur de pente et qui deviennent des lieux populaires de plaisir hebdomadaire, aux frontières d’un Paris toujours ceinturé par le mur fiscal des Fermiers Généraux.

Cette caractéristique extra-urbaine confère aux établissements des faubourgs des privilèges comme anciennement les droits de Justice aux Seigneurs sur leurs fiefs.

Tout y est moins cher qu’à Paris puisqu’ici les commerçants sont exemptés de la taxe, souvent très lourde, qui autorise la circulation des marchandises à l’intérieur du sanctuaire urbain. Tout y est plus beau aussi: la colline fleurie et dressée de charmilles rappelle le charme bucolique de la campagne à deux pas de Paris. Havre de Cocagne où un siècle auparavant seules les demeures de campagne (château de Bagnolet, Folie de Baudoin, etc.) des nobles parisiens se partageaient l’aubaine du paysage, la colline de Belleville devient dans la deuxième moitié du XVIIIème s, le peuplement des faubourgs aidant, le paradis des petites gens qui, certes n’ont pas les moyens de s’installer dans la capitale mais qui profitent à la marge d’une zone franche de libertés et de bon vivre.

Les cabarets, les guinguettes de ce qu’on appelle alors la Courtille (la colline de Belleville) se multiplient et marquent une géographie joyeuse des points de soifs, qui recouvre celle plus occulte des circulations souterraines des sources d’eau dont l’aqueduc occulte et les pavillons en pierre des “Regards”offrent toujours en surface les repaires…anachroniques.

Le Regard de la Lanterne, jouxtant les barres d’immeubles de la Place des Fêtes, date du début du XVIème s. et se trouvait originellement bien isolé au milieu des vignes et des champs de la colline de Belleville.

 

Le Regard de la Lanterne, bassin intérieur à la tête de l’aqueduc de Belleville, toujours en activité.

Chez Ramponeau, “Au Tambour Royal” devient le creuset incontournable des soifs bon marché et des bals sans fin- que le matin ne clôt pas vraiment si l’on en croit les figures dépenaillées qui ressortent de l’antre, le petit jour déjà bien entamé, et rentrent cahin-caha, le sens titubant de l’équilibre et de la ligne droite: ne les voit-on pas au loin depuis Paris, un peu plus bas là-bas, déferler par la rue du Faubourg-du-Temple telle une marée titubante et ivre, et se déverser comme sortilège sur la place de la République aux heures bienséantes de l’ouverture des commerces et des affaires?

Nadia Barrientos - Paris SortilègesLes témoignages sont pléthore à saisir sur le vif ce qui finira par nourrir le pittoresque des fins de soirée de la Courtille: “spectres de la joie morte, fantômes de l’orgie éteinte” remarquera Victor Hugo, en croisant le reflux des noceurs -que le premier métro ne recueille point encore-un matin qu’il quittait à l’aube sa maîtresse Juliette Drouet. Il ajoute: “ le jour naissait, il pleuvait à verse, les Masques déguenillés et souillés de boue descendaient de la Courtille avec de grands cris et inondaient le Boulevard du Temple. Ils étaient ivres et moi aussi ; eux de vin, moi d’amour.

“Ramponner” devient un verbe: c’est rentrer chez soi à Paris au petit matin totalement cuit, le coeur en joie. Quant on est ivre, on est “ramponneau”. Bientôt, les chansons pleuvent :

“Je fais la chansonnette,
Faites le rigodon,
Ramponneau, Ramponnette, don !
Ramponneau, Ramponnette !”

Chantons l’illustre Ramponneau dont tout Paris raffole/ L’on a chez lui du vin       nouveau et la fille qu’on cajole/ C’est là que Micheau renverse Isabeau sur le cul d’un tonneau

Ramponeau se fait représenter sur la devanture de son établissement: le célèbre gérant y figure l’extatique Bacchus sur la panse d’un tonneau. Le tout-Paris se presse chez lui: gens du peuple ou bien du monde, bourgeois et colporteurs.

Sa réputation s’enfle tout comme les foies dont généreusement il favorise la cyrrhose: en 1760, un homme de théâtre lui propose d’incarner son propre rôle sur les planches (malgré l’engouement premier, Ramponeau se dédiera, sous l’influence de son confesseur qui le convainc des terribles conséquences qu’encourt son âme dans la perspective du Salut). Cette anecdote inspire à Voltaire un plaidoyer comique: “plaidoyer de Ramponeau prononcé par lui-même devant ses juges” (1760). Ramponeau y devient par dérision une figure christique, son cabaret y révèle son accointance avec la messe (“Un cabaretier(…) est essentiellement de la communion des fidèles, puisque c’est chez lui que les fidèles boivent et mangent”). La colline de Belleville, où les eaux souterraines fertilisent les terres peuplées de vignes qui irriguent à la surface la soif mystique de la foule ne ressemble-t-elle pas en tous points au Golgotha où viendrait fleurir le miracle des Noces de Cana?

Malgré ce rendez-vous manqué avec le spectacle institutionnel, le spectacle se poursuit tous les jours et surtout le samedi et le dimanche où le Tambour Royal fait salle comble. Le peuple y dépense les maigres salaires de sa semaine; certains poussent le défi jusqu’au Lundi: c’est la célèbre tradition de la “Saint-Lundi”qui prolonge de manière subversive le temps dicté par la semaine de travail et l’escamote dans l’ivresse qui se poursuit et la défection à son poste le matin chez le patron.

Le lundi, on continue alors de boire ou bien on cuve sa gueule de bois à l’ombre des fortifs’. Si on remet son dernier verre, on le partage avec les copains dans le troquet qui fait face à l’atelier, la manufacture. Si l’on croise (inévitablement) son patron, on lève le verre à son passage, là-bas de l’autre côté du trottoir-un fleuve ne sépare toujours-t-il pas le monde festif des vivants du gouffre terrible des enfers?

Ramponeau devient le dieu subversif de la soif. Archaïque, il reprend à Dionysos et aux dieux occultes du Carnaval, l’aiguillon furieux de la remise en jeu, de la catharsis sociale. Son royaume réveille cette communauté qui se devine sans forcément se reconnaître et qui bientôt se consommera en d’absentes funérailles: la République des espoirs qui au soir vient déconstruire l’ouvrage du Capital,renverser la fable que le jour impose comme fatalité au coeur des hommes qui travaillent. Moderne et clairvoyant, il devine à peine que l’enjeu politique qui se dessine viendra bientôt, force des voeux pieux martelés par l’hygiénisme et la fausse morale libérale, museler l’ivresse et la diriger vers le rentable: et imposer les licences IV.

Ne faut-il pas, et pour toucher au coeur vibrant du destin historique des guerres en cours et pour “faire de la politique une poétique“-comme le dira Walter Benjamin un siècle plus tard-“reprendre à la Révolution les forces de l’ivresse“?

Ramponeau s’éteint dans la solitude et l’abandon d’une maison de Santé de Charonne à l’aube du XIXème s.

Les objets dérivés dont il fut l’inspirateur (tabatières à la Ramponneau en forme de tonneau, marteaux de tapissier, jeux de quilles, filtres à café, etc.) se feront bientôt remplacés par les ready-made jetables et consommables de la chaîne industrielle.

La tradition qu’il inventa à son insu -la célèbre “Descente de la Courtille”, point d’orgue du Carnaval de Paris inspiré des cortèges dégingandés des clients ivres sortant au petit matin de sa taverne- vivotera jusqu’en 1840 jusqu’à définitivement s’éteindre en 1860, quand Haussmann stratégiquement viendra coudre le village frondeur de Belleville au costume lissé de la ville en plein essor économique.

On ne conserve pas de tombe à son nom. Dans le sud-ouest de la France, “Ramponneau” est un croque-mitaine dont on menace les enfants♠

 

 

 

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