Nadia Barrientos - Paris Sortilèges

Saint-Jacques-de-la-Boucherie: de la paroisse des maîtres-bouchers la Tour des Alchimistes

L’église Saint-Jacques-de-la-Boucherie, au cœur de Paris depuis sa fondation au XIIème s., jouxtant les étals des maîtres bouchers de la “Grant Boucherie” de Paris qui s’étaient établis près du Châtelet aux abords de la Seine et au croisement d’anciennes rues aux noms évocateurs: “rue de l’écorcherie”, “rue de la tuerie”, “rue Trop-va-qui-dure”, a été témoin sept siècles durant de l’abattage des bêtes pour pourvoir aux faims de la capitale.

À l’époque, les maîtres bouchers de Paris était une corporation puissante qui détenait le monopole de l’abattage et du commerce de la viande; maîtres de tous les maillons du métier, depuis l’abattage qu’ils effectuaient à vue et dans les rues adjacentes et jusqu’à la vente au détail des morceaux pour laquelle souvent ils usaient d’artifices si jamais les morceaux venaient à s’avarier, ils étaient investis d’une aura particulière qui les faisaient craindre par la population.

À l’image du bourreau et du Roi, le boucher était une charge dynastique: on était boucher de père en fils et presque “de droit divin”. Leur attribut de pouvoir était le couteau, leur outil de travail qu’ils fourbissaient en temps de guerre la métamorphosant en arme et dont ils n’hésitaient pas à se servir pour régler leurs querelles personnelles. Beaucoup de bouchers finirent leurs jours dans les cachots terribles du Grand Châtelet voisin.

Leur puissance était accrue aux yeux du peuple de Paris du fait qu’ils parlaient entre eux une langue cryptée que les profanes ne pouvaient comprendre, le “louchebem”, l’argot des bouchers qui aujourd’hui encore colore l’enseigne d’un restaurant couru du quartier des Halles.

L’église Saint Jacques devint la paroisse de leur corporation, on y accola bientôt “de la boucherie” pour la différencier d’une autre église parisienne rive gauche, St Jacques du haut-pas qui devint au XVIIème s. le creuset du jansénisme.

Les jours de fête-et ils étaient nombreux au Moyen-Âge- les bouchers ne lésinaient pas d’ostentation pour manifester leur pouvoir; le jeudi-gras, jour attendu du Carnaval, ils organisaient “le cortège du Boeuf gras” :

le plus beau bœuf était alors paré et défilait dans la ville avec sur le dos un petit enfant, rappelant les païens thiases dionysiaques de l’antiquité. Le cortège du Boeuf Gras devint par la suite l’attraction du Carnaval de Paris qui brûla ses derniers feux au XIXème s. et contre lequel les artistes de Montmartre instituèrent par dérision une “Vachalcade” ( ou “promenade de la vache enragée”en 1896, et ce, un siècle avant la crise de la vache folle.

Affiche de la Vachalcade ou “cortège de la Vache enragée” par Fernand Pelez, 1897.


article de journal daté de 1897 renseignant sur l’organisation du défilé du Boeuf Gras.


Cortège du Boeuf Gras, avenue Sécrétan, 1908.


Vachalcade, Montmartre, 1897.

 

Notre salon de l’agriculture en crypte l’héritage désormais sans trop de chatoyances ni débordements:

Mais du XIIIème au XIXème s. -où les bouchers de Paris perdent leur monopole du fait de Napoléon qui assène à la profession une rupture d’ampleur en multipliant les marchés aux bestiaux extra-muros, en éloignant les abattoirs et en séparant la tâche de l’abatteur (qui se spécialise sous le nom de “chevillard”) de celle du marchand détaillant (notre boucher actuel: qui vend des pièces qu’il n’a pas lui-même équarri)-les bouchers sont les maîtres de la capitale.

Leur puissance symbolique est telle qu’elle finit par asseoir une soif politique: ainsi les bouchers parisiens se retrouveront à la tête de nombreuses insurrections urbaines et feront trembler les puissants : la révolte des Maillotins en 1382, l’émeute des Cabochiens portée par Simon Caboche, écorcheur de Paris, en 1412 ou encore les agitations ligueuses au XVIème s. donnent le ton d’une autorité spéciale qui à l’image de la dynastie des bourreaux, tient l’immunité mystique de son assise d’avoir affaire liée avec le sang, cette force vitale par excellence.

Le Bourreau de Paris.

 

Les anciens avaient deux termes pour signifier le sang qui équivalaient à deux qualités distinctes: le “sanguis” d’où dérive notre “sang” désignait le sang vivant circulant à l’intérieur du corps, le “cruor” quant à lui qualifiait le sang répandu, un sang “mort” dont on faisait l’expérience lors des sacrifices. Notre culture moderne a effacé cette nuance, il reste que ce qui unit ces deux corporations de métiers que sont les maîtres bouchers et les exécuteurs de “hautes oeuvres” tient à la dimension sacrée de l’aura sacrificielle. Cette aura ambivalente les habillait lors de l’exécution de leurs “tâches” d’un statut clairement sacré: ils devenaient ainsi les prêtres civiques d’un rituel jugé nécessaire; dans la vie profane, celle de tous les jours où ils côtoyaient leurs semblables, l’ambiguïté révélait l’énigme de ses tensions contradictoires: mis au ban des citoyens ordinaires, on fuyait leur contact; de fait tout ce qu’ils venaient à toucher de leurs mains souffrait d’une contagion jugée “impure”: au marché des halles à Paris, on avait coutume de retourner le pain destiné au bourreau afin de ne pas le confondre avec celui des honnêtes gens.

Une magie “par contagion” qui inverse les reliques dites “indirectes”, ces morceaux d’étoffe ou de papier qu’un Saint avait supposément touchés de son vivant et que l’on gardait comme caution de l’autorité mystique de l’Église dans des châsses précieuses au fin fond des trésors des chapelles au Moyen-Âge. L’étalon-or: cette caution invisible qui s’escamote dans la tâche aveugle des banques modernes et qui garantit de manière prestidigitatoire le cours des valeurs d’échanges de la monnaie, en étroite accointance avec la circulation reconduite du fantasme des valeurs dont l’invisible -le néant?-seul permet le mouvement.

Les maîtres Bouchers de la Grant Boucherie de Paris ont désormais perdu leur monopole. Le pouvoir centralisé a scindé le métier: diviser pour mieux régner. L’Ancien régime était-et à l’encontre de nombre de préjugés- un territoire de libertés. Liberté des corporations de métiers qui s’étaient organisées dès le XIIIème s. suivant une forme d’auto-gestion; liberté de maîtriser tous les maillons de la chaîne d’un métier, de la conception du produit jusqu’à sa mise en circulation.

Cette liberté des métiers résonne avec une liberté des savoirs qu’avoue l’éclectisme médiéval dans la sphère intellectuelle et l’indépendance de l’Université de Paris où des savants de toute l’Europe alors affluent.

Le savant du Moyen-Âge et de la Renaissance était un homme curieux, au carrefour de toutes les disciplines: un homme qui “disputait”, qui questionnait, qui faisait des liens, qui créait des ponts. Le savant de l’époque moderne est un expert, au mieux un “spécialiste”: un atome détaché du grand tout dont il ne maîtrise qu’une part trop infime et qui plus est trop hermétique pour le commun. “diviser pour mieux régner”: peut-être l’idéologie occulte de l’édifice de la Raison moderne que les Lumières et la Révolution française imposeront force de vœux démocratiques.
Le boucher aujourd’hui est le marchand détaillant chez qui l’on va acheter un morceau de viande; il n’a pas vu la bête dont les morceaux lui parviennent déjà découpés et par d’autres mains encore. Les abattoirs sont relégués dans l’invisible fantasmatique de nos banlieues: à Rungis près de Paris, qui sait ce qui a cours?

L’époque du marché aux bestiaux de la Villette est révolu,

le “sang des bêtes” de Georges Franju sonne le glas de ce qui désormais est bel et bien une hantise…

Ce sang versé du sacrifice d’une ville à laquelle la ville refuse désormais son regard.

Les bêtes ne font plus cortège de mort ou Carnaval, (on ne sait plus ce qu’elles font les bêtes?)

Alors, il ne faudra pas s’étonner avec Georges Bataille que: “De nos jours l’abattoir est maudit et mis en quarantaine comme un bateau portant le choléra; or les victimes de cette malédiction ne sont pas les bouchers ou les animaux, mais les braves gens eux-mêmes qui en sont arrivés à ne pouvoir supporter que leur propre laideur répondant en effet à un besoin maladif de propreté, de petitesse bilieuse et d’ennui : la malédiction les amène à végéter aussi loin que possible des abattoirs, à s’exiler par correction dans un monde amorphe, où il n’y a plus rien d’horrible et où, subissant l’obsession indélébile de l’ignominie, ils sont réduits à manger du fromage.” (Georges Bataille, « Abattoir », Documents, n°6, novembre 1929)

Élie Lotar, photographie de la série “les abattoirs de la Villette”, 1929.

 

Heureusement, il reste l’Alchimie (à suivre) ♦

 

 

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