Nadia Barrientos - Paris Sortilèges

 

 

“Il est des villes comme des rêves: tout ce qui est imaginable peut être rêvé mais le rêve le plus surprenant est un rébus(…)” (Italo Calvino, les Villes invisibles)

La rue du Chat-qui-pêche, Charles Marville, 1868.

Théâtre de la Mémoire

Quand on entre dans Paris, les images surgissent, nombreuses.

Leur ordre d’apparition ne répond à aucune succession savante, réglée. Se bousculent les images figées par la culture, les monuments luisants au soleil glacé de la réclame et de ce qu’on croit pouvoir faire correspondre à l’insatiable expectative de l’imaginaire de chacun.Le Louvre, Notre-Dame, la Tour Eiffel: les vétérans maintes fois récompensés des guerres qui se poursuivent, loin des tranchées froides, dans la duveteuse solitude du commerce spéculatif des regards. Les images plus rebelles des fantômes: lointaines cartes postales au grain qui trahit l’épaisseur défunte des choses vues…et de leurs spectateurs…perdus.

Parfois, un homme au centre qui nous regarde, pris dans les affres des circulations qui vont et viennent, rappelle l’échelle humaine qu’on retrouve sur les plans de Paris du XVIème s, où pour ponctuer les proportions les cartographes dessinaient, ballant sur les potences qui se dressaient aux carrefours, le cadavre d’un pendu.

Viennent aussi les images apprises, celles du Paris d’antan, du “Vieux Paris” qui devint la relique fantasmagorique du XIXème s, à l’époque où le préfet Haussmann détruisait consciencieusement les derniers bastions d’une ruine vivante, dont les masques mortuaires ne manquèrent pas à la faveur de l’avènement du medium photographique. Ce fut l’entreprise de Charles Marville, “photographe de la Ville de Paris”préposé lors des grands Travaux du second Empire à exécuter le portrait paradoxal des rues, des carrefours, des angles et des masures qu’on destinait dès le lendemain à la casse inéluctable, et plus tard, à la nécromancie idéologique du souvenir.

Charles Marville, rue de la Tonnellerie à l’angle de la rue du Contrat social (disparues lors du percement de la rue du Pont-Neuf), 1865.

Nous entrons ici dans la scène hantée d’un Art défunt, oublié depuis le XVIème s: l’Art de la Mémoire des orateurs de l’antiquité, des mages kabbalistes de la Renaissance et des philosophes à la marge de la logique expérimentale, logique qui assit la nouvelle théologie de la Raison sur les cendres des sympathies occultes de l’harmonie secrète de la Nature.

Un art artificiel et secret de la mémoire-c’est-à-dire exercé dans la chambre obscure des visions qui naissent dans l’âme et se poursuivent extra-muros, dans la ligne de fuite du réel qui se scinde dans le partage des choses qu’on voit.

L’évanouissement de l’enseigne “l’Y” du 14 rue de la Huchette renseignant l’échoppe d’un fabricant de grègues établi dès le XVème s

À la faveur d’une caresse, d’une fuite, d’un accident, d’une œuvre d’art. Choses vues: entretissées d’émotions qui passent sans pour autant nous traverser et qui ricochent sur l’enseigne du commerce le plus proche, mires solitaires d’un lointain désormais inaccessible qui nous rapprochent à notre insu de l’instant du sortilège où le mythique et le contingent se rattrapent pour s’évanouir. Choses vues et nonobstant invisibles qui façonnent Paris comme le moule plastique des temps qui s’insurgent contre le regard et qui, comme les faux-mendiants des Cours des Miracles contrefont les estropiés au jour sur le marché pour s’en retourner à la nuit tombée dans la coulisse obscure de leur théâtre.

Théâtre de la Mémoire: la scène semble vide mais… c’est une feinte.

Scène déserte servant de canevas combinatoire dans l’Art de la Mémoire, Robert Fludd, “Utriusque Cosmi (…), 1617.

Derrière les armées en joue des façades et des avenues taillées au cordeau sur les fondations des anciens remparts, parfois, un angle oblique non conforme, un seuil surélevé, le surgissement par transparence des lettres repeintes d’une enseigne, reviennent dire, comme l’inaltérable retour des idiotismes dans la convention triste des syntaxes, que ce qui passe se dispute toujours ce qui reste, que quiconque traverse une scène la marque, l’émeut de son passage, si fragile, si furtif soit-il.

À Paris comme sur les images gravées des traités d’architecture mnémotechnique de la Renaissance, une même intuition se poursuit: si la scène est vide c’est qu’elle grouille. Non pas que, comme l’a démontré le pointillisme en peinture, l’espace soit si saturé de points infimes qu’ils finissent par se confondre avec les formes, mais plutôt: la portée magique du regard redresse la perspective illusoire d’une histoire que l’on rêve figée et gouvernable, d’un spectacle que l’on souhaite reproduire pour revendre et faire recette et lui confie, comme une signature à l’encre sympathique, le viatique des métamorphoses.

Les scènes de théâtres de la Mémoire de la Renaissance sont désertes parce qu’elles sont avant tout mentales: l’illustration sur le papier sert de canevas symbolique à la combinatoire intime des images que l’initié projette et recompose. Il s’en sert comme d’un tremplin, comme d’une esquisse, une étincelle.

“ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair, pour former une constellation” sursauterait Walter Benjamin.

Paris, le scène du crime

Eugène Atget, rue de la Montagne Sainte Geneviève, 1924

Le travail photographique d’Eugène Atget dans la première moitié du XXème s. dresse le portrait compulsif d’un Paris désert: places muettes, rues usées le décor d’un théâtre désaffecté, façades dormantes faisant le guet.

Eugène Atget, Cour du Dragon, 1915

Destinés à des clients institutionnels (comme la bibliothèque historique de la Ville de Paris qui commence à constituer alors des archives topographiques de la ville) et à des artistes (qui se servent des photographies d’Atget comme d’un recueil allégorique de modèles pour leurs peintures), ces clichés feront dire justement au philosophe Walter Benjamin qu’ils annoncent un bouleversement des approches sensibles de la ville.

En effet, Atget a photographié, jusqu’à épuisement des visions qui s’y arrêtent, les rues de Paris comme on photographie la scène d’un crime. Le lieu du crime est lui aussi désert: sur le sol, gisent, éparses et nonobstant mises en scène, artificiellement, les objets anodins qu’on a retrouvé aux côtés du cadavre et qui acquièrent dès lors le statut d’exception et provisoire de “pièces à conviction”. Notons que le début du XXème s. est l’époque où l’avènement du medium photographique sert les services de la criminalité judiciaire parisienne à étendre, grâce à l’identification visuelle des visages des criminels (“bertillonage”)et de l’archivage systématique des indices anodins qu’on retrouve sur la scène de leurs crimes, les registres de plus en plus opérants de la traque des coupables.

Photographie “métrique” du cadavre retrouvé de Monsieur Falla retrouvé mort au bord du lit, les mains liés et les pieds attachés, le 27 août 1905, dans son appartement du 160, rue du Temple.

Les clichés qu’on prend dans ce cas de figure, loin de relever d’une vision artistique, sert à dresser un système combinatoire de recoupement,qui, force d’inductions et d’analogies nombreuses, parvient parfois à identifier et à appréhender le coupable.

Les scènes de crimes sont photographiées “in medias res” comme au théâtre par les agents de la préfecture de police dépêchés sur le lieu du crime. Arrivés dans l’appartement où git le cadavre dans son environnement familier, ils montent l’appareil photo sur un trépied à 1m65 du sol et placent un objectif grand angle à hauteur du centre du cadavre, à l’aide d’un fil de plomb.

Aperçu singulier qui signe une ultime mise en scène, rien dans l’image n’est laissé au hasard: on photographie le cadavre pour en conserver une trace mais surtout pour pouvoir a posteriori le situer avec précision au cœur d’une scène.

Masques mortuaires

L’engouement pour la photographie, cette invention française brevetée en 1839 par l’homme politique et scientifique François Arago, est contemporaine du déclin d’une pratique millénaire qui jusqu’à présent était le seul recours à l’oubli inéluctable des traits fidèles du visage de quelqu’un: le masque mortuaire.

moulage en plâtre du visage de “l’inconnue de la Seine”, jeune femme retrouvée morte dans le fleuve à la fin du XIXème s. et devenue l’icône posthume de l’imaginaire parisien

Moulé directement sur le cadavre, au plâtre ou à la cire, l’empreinte fixée du dernier visage de quelqu’un est une pratique qu’on retrouve dès l’antiquité. Pline l’Ancien décrivait déjà l’usage des effigies moulées chez les Romains: contrairement à l’art mimétique des portraitistes qui reproduisent les traits d’un visage par ressemblance, le masque mortuaire briguait alors un statut magique du fait de résulter d’une empreinte par adhérence directe avec la matière, “par contact” comme le visage du Christ sur le voile de Véronique.

Cette trace “in vivo” du visage du défunt, les Romains la nommaient “imago” (“image”) et elle servait le culte généalogique des ancêtres des riches patriciens qui en affichaient la série dans la galerie de leur villa,telle une collection de trophées, comme une caution filiale et politique de leur légitimité sociale et de leur prestige.

Cette image “vraie”, plus vraie que l’art qui invente et recompose d’après le regard à l’affût des formes ou le souvenir, connaît jusqu’au XIXème s. une galerie exponentielle d’yeux clos et de commissures serrées des personnes dignes d’être retenues, de Jules César à Dante, des rois aux grands artistes. Une galerie de fantômes, en filigrane des portraits officiels qui viendront nourrir au XVIIIème s.les collections des musées modernes, poursuit d’écrire la traîne filante presque invisible, d’un tribut posthume et comme rituel, à la mémoire.

À Paris, ce sont les inconnus qui évincent les puissants, étrangement…

Retrouvé au XIXème s.rue Pierre Nicole (Vème arrondissement),dans les vestiges d’une tombe gallo-romaine de la Lutèce du IIIème s. ap.JC., le masque funéraire d’un enfant d’environ un an scelle sous ses paupières closes les vues de l’enfance du Paris des premiers temps, dont nous ne pouvons aujourd’hui qu’imaginer les reliefs primitifs, en réserve des collines et des marais rattrapés par l’urbanisme.

Masque mortuaire d’un enfant de la Lutèce Gallo-romaine, trouvé rue Pierre Nicole en 1878.

Plus proche et pourtant tout aussi loin, le visage désormais mondialement connu de celle qu’on a nommé “L’inconnue de la Seine”: une jeune femme non-identifiée dont la légende éclose à la fin du XIXème s. rapporte la découverte du cadavre dans la Seine.Morte noyée, son visage, ayant figé des traits d’une sérénité étrange, devint le creuset expressif de reproductions en série: modèles pour artistes et ornements populaires, le masque mortuaire de la belle noyée se convertit en ce symbole ambivalent d’une postérité vivante, à la frontière de la catalepsie et du fantôme.

Les surréalistes, hantés par le beau visage s’en emparèrent et en firent leur égide. Lors de son séjour à Paris, Rilke raconte: ” Le mouleur devant la boutique duquel je passe tous les jours a accroché deux masques devant sa porte. Le visage de la jeune femme noyée que l’on moula à la morgue, parce qu’il était beau et parce qu’il souriait, parce qu’il souriait de façon si trompeuse, comme s’il savait”.

Rien d’inattendu à ce qu’aujourd’hui, le visage de l’Inconnue de la Seine soit devenu le modèle des masques d’apprentissage des patrouilles de premiers secours-dont la brigade fluviale de Paris.Visage le plus embrassé par les étudiants dans leurs exercices de bouche-à-bouche et de respiration artificielle, chacun est libre de reconnaître l’image d’une femme aimée, d’une sœur, d’une amante ou d’une jeune fille.

Les yeux à jamais clos de l’illustre inconnue rabat sur l’énigme les causes de la mort elle-même qui ne furent jamais élucidées. La persistance extraordinaire de son naissant sourire fit dire à Louis-Ferdinand Céline: “il faut ce genre d’occasion pour percevoir tout autour de soi cette silencieuse persistance poétique chez les anonymes”.

Danses Macabres: Images latentes, battements, fantômes.

Les images surgissent et pourtant, elle ne laissent entrapercevoir que l’intervalle qui les détrame. Les vues de Paris, les enfances de qui ont vu se succèdent et se referment sur le visage clos des sommeils qui gardent l’énigme, vivante.

Qui saurait si, comme dans les contes, il n’y aurait point quelque part dans Paris, cachée ou bien battante, dans l’embrasure qui sciemment confond le passé et le présent, le dedans et le dehors, l’accès à cet endroit mythique et impossible où tous les regards viennent s’étreindre et se survivre comme une danse? 

24 images/ seconde: c’est la cadence du cinéma. Quelque chose, quelque part s’accélère.Comme un battement accéléré de la genèse du mouvement dans les visions qui se réveillent, se reproduisent.

Avant le culte totalitaire de la technique, loin: les fusils chronophotographiques de Marey qui exécutent des images consécutives au même rythme ensorcelé que les têtes qui tombent toujours, devant la prison de la Roquette, sous la lame mécanique de la guillotine.

Chronophotographie de 24 images sur plaque fixe,d’un homme en train de courir (Marey, 1886)

Certaines visions refont surface, plus loin encore: et se détachent le leur cadence militaire pour hanter d’un mouvement seulement imaginaire, leur apparente et subversive fixité:comme une Danse Macabre occulte au montage de l’Histoire referait surface derrière les fantômes projetés des lanternes magiques dans le berceau du cinéma.

Nous savons que les premières images à avoir été projetées en Europe, au XVIIème s, grâce à l’invention de la lanterne magique-cette optimisation du procédé de la camera oscura connu depuis l’antiquité- étaient des images macabres édifiantes, tirées de l’imaginaire médiéval que la hantise des pestes et des famines avait peuplé de rondes endiablées où la figure de la Mort se révélait maître de la Danse.

Danse Macabre du grand Bâle, gravée par Matthaus Merian, 1649.

Visions théâtrales d’un spectacle universel que l’âge baroque hissera au premier plan des illusions et des trompe-l’œil, les images qui hantent la genèse de la reproduction technique du visible (la photographie et ensuite le cinéma) sont des vues ambivalentes, des oxymores qui oscillent entre la farce et l’effroi. À la fois figées par la peinture, la fresque, la gravure, à la fois animées par le regard qui successivement les recompose (que l’avènement du livre imprimé facilitera) : elles saccadent la possibilité de les saisir pour mieux se poursuivre dans les regards qui les découvrent.

De toutes ces Danses Macabres qui vaudront à la lanterne magique la réputation ensorcelée d’une “lanterne de peur” telle qu’on l’appelle alors, il en existe une première occurrence: c’est à Paris qu’elle fut peinte, en 1424 sur les murs ponctués d’arcades du charnier du cimetière central des Innocents aux Halles. Sa réalisation, relatée dans le journal d’un bourgeois de Paris (1405-1449) prend son parti de l’architecture préexistante et s’insère entre les arcades de pierre comme le plan séquence narratif où les scènes se succèdent à la faveur d’une ponctuation qui précède. 24 images peintes à fresque déroulent le défilé de vivants qui se succèdent par ordre hiérarchique avec les insignes ostentatoires de leur rang, du pape au marchand, du gentilhomme au larron et que des cadavres squelettiques et décharnés saisissent (“le mort saisit le vif”) et invitent dans une ronde anonyme,universelle.

Une fresque de la Danse Macabre peinte aux Innocents en 1424 et gravée en 1485 par Guyot Marchant.

Inconscient démocratique et consécration posthume de l’anonymat: c’est une intuition nouvelle, celle que la mort égalise les rangs, les prétentions, les privilèges, qui affleure alors dans la conscience eschatologique européenne.

24 scènes embrassant l’un après l’autre dans une rigoureuse mnémotechnie l’ensemble des “états”, des statuts et des métiers afin de n’en point omettre et dans l’optique universelle de faire entrer dans la danse le monde entier, quelque soit l’individu, le destin et le mérite. 24 images/ seconde défilent sous les arcades qui rabattent les paupières de la Mort qui, on le sait, œuvre “in ictu Oculi” (en un clin d’oeil”) et recompose obscurément, là où le regard échoue à discerner le fil, la couture magique des renaissances, des métamorphoses.

“In ictu oculi” (“en un clin d’oeil”) Valdés Leal, 1672.

Détruite en 1669 sous le règne de Louis XIV en même temps que le mur qu’elle recouvrait -qu’on démolit pour élargir le lieu, il nous reste les gravures prises sur le vif en 1485 par un imprimeur, Guyot Marchant qui reproduisent avec exactitude les images qu’alors au cimetière des Innocents nos ancêtres pouvaient voir.

Scène de la Danse Macabre des Innocents gravée par Guyot Marchant en 1485.

À la page comme à la ville: dans les gravures de Marchant, les arcades de pierre du cimetière deviennent des voûtes et des colonnes qui à s’y méprendre, acquièrent une valeur de composition ornementale.

Les scènes animées se succèdent comme on est en droit de le supposer sur le mur du cimetière, à cette différence que dans le livre imprimé par Guyot Marchant, elles sont accompagnées d’un poème versifié attribué au célèbre théologien du XVème s, Jean Gerson qui débute ainsi:

“Oh toi, créature raisonnable,
Qui désire la vie éternelle,
Tu as ici une leçon digne d’attention
Pour bien finir ta vie de mortel.
Elle s’appelle la danse macabre;
Chacun apprend à la danser.
Elle est naturelle à l’homme comme à la femme:
La Mort n’épargne ni petit, ni grand.
En ce miroir chacun peut lire
Qu’il devra un jour danser ainsi.
Sage est celui qui s’y contemple bien!
La Mort mène les vivants;
Tu vois les puissants partir en premier,
Car il n’est personne que la Mort ne vainque.
C’est pitié que d’y penser:
Tout est forgé d’une seule matière.

“Tout est forgé d’une seule matière”: voilà l’issue alchimique qui affleure derrière l’apparent chaos.À Paris, tout ne tient, encore et depuis toujours qu’à un regard: celui se découvre chez un enfant-aux plus lointains sommeils des nécropoles de Lutèce- qui s’égare dans la dérive psychogéographique des saltimbanques et des poètes, pour ne jamais s’avouer mourir dans la thanatopraxie posthume de la culture: mais rebondir, dans un pas de danse anonyme dans laquelle se retrouvent les rebelles, les fantômes et les pirouettes♠

 

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