Nadia Barrientos - Paris Sortilèges

Paris “sans têtes”

…De la décollation mythique de St Denis sur la butte Montmartre jusqu’aux décapitations Révolutionnaires
…des légendaires têtes parlantes des nécromants de Cour jusqu’aux guillotinés ressuscitant sur les scènes illusionnistes des théâtres forains,
Paris s’entête à faire tourner et à détourner les têtes.

Têtes oraculaires, saints céphalophores, décapités récalcitrants, St Jean-Baptistes de foire…L’imaginaire acéphale réveille le nerf optique visionnaire d’un démembrement presque rituel, illusionniste…initiatique.

Georges Méliès, “un homme de têtes”, un film de 1898

 

On le sait: Paris est à l’image d’Osiris, le dieu des Morts, un corps fertile de métamorphoses que le pouvoir d’Isis la Magicienne dissout et recompose. Depuis les rives lointaines de la Lutèce gallo-romaine jusqu’aux destructions d’Haussmann et plus récent encore, jusqu’aux fantômes du Grand Paris, les membres disloqués de son grand corps carnavalesque n’ont cessé d’amputer et de recoudre la trame narrative et symbolique d’une histoire que certains se vantent de fixer ou bien d’écrire.

D’ailleurs, est-ce vraiment un hasard si parmi les étymologies latentes qui se disputent le nom de Paris, celui de la déesse Isis, surnage encore sur les lèvres des curieux et des poètes?

Paris…”Par-Isis”: depuis l’antiquité, le culte à Isis qui essaima depuis l’Égypte dans toute la méditerranée est attesté dans la cité:  des temples, des statues mais aussi le rite de la “Navigium Isidis” (soit la quête fluviale d’Isis rejouée rituellement lors de célébrations annuelles propitiatoires) s’y sont succédé.

Acéphale: c’est là la dynamique de la Mémoire qui va se nourrissant d’amputations nombreuses et de raccords souvent hybrides, poétiques (lorsqu’ils ne sont pas ironiques).

Les historiens le savent: c’est le motif d’Isis allaitant son enfant Horus que l’Égypte tardive déclina sous de multiples effigies qui inspira le topos chrétien de la Vierge à l’enfant, le Jugement dernier que le Moyen-Âge occidental figurera sur le tympan de ses églises est une persistance rétinienne de l’épisode crucial du jugement du Coeur du défunt devant le tribunal d’Osiris que le Livre des Morts multiplia sur les murs des tombes égyptiennes du Nouvel Empire avant que de figer dans l’encre vibrante des papyrus.

Persistance rétinienne de la Psychostasie (soit: le jugement posthume de l’âme): Le Livre des Morts égyptien (-1500 av JC)et le portail central de Notre-Dame (vers 1230)

 

Céphalophorie

C’est une curieuse manifestation liée à l’histoire posthume d’un Saint ou bien d’un thaumaturge qui a souffert la décapitation: une fois sa tête coupée, son corps toujours vivant la ramasse et, la tête entre les mains, effectue un parcours qui a posteriori deviendra le creuset de pèlerinages propitiatoires et hautement symboliques.

Reprenant leurs pouvoirs magiques aux Héros mythiques de fondation des villes du paganisme antique, l’histoire chrétienne naissante sur les décombres de l’Empire romain et dans l’effusion des invasions barbares du IIIème-IVème s. entend fédérer les croyances autour de récits communs. Ferment politique bien sûr, l’hagiographie (l’histoire mythique des Saints) qui inondera le Moyen-Âge en s’adjoignant le monopole iconographique des hauts faits représentées dans les Mistères théâtraux et sur les portails des églises, engagera l’imaginaire de générations entières dans une sorte de rêve orienté, ponctué de diables domptés et de chasses fantastiques à visée implicite de gouvernement des esprits.

Le Saint céphalophore se démarque par son pouvoir prodigieux: doué de conscience posthume malgré sa tête tranchée, il suggère que la Mort n’est pas une fin et ouvre cette porte ambivalente dans l’âme humaine d’un au-delà, promesse de crainte… ou bien d’espoir.

La carotte du Salut et les parages dissuasifs des Enfers, la cagnotte providentielle du Purgatoire qui invente au XIIIème s. le cumul des bons points avant la gouvernance algorithmée du crédit social contemporain, esquissent déjà et sur le fond universel d’une manipulation mentale de l’âme humaine à grande échelle, une main mise magique, rentable et spirituelle sur ce qui au fond de l’âme humaine, les pousse à agir, à réagir, à obtempérer.

St Denis portant sa tête, Livre d’Heures, 1430-1440.

D’un point de vue de la représentation des Saints céphalophores, les artistes se retrouvent embêtés à l’heure de figurer l’auréole qu’il convient de leur destiner: faut-il la représenter autour de leur cou ensanglanté comme plus tard l’art du portrait dans les Flandres ceinturera de fraises grandiloquentes les cous lactescents et mortifères des bourgmestres et riches marchands? Ou bien faut-il la poser artistiquement sur la tête coupée qu’ils brandissent souvent comme un trophée mystique au creux de leurs mains?

 

 

 

Pour Saint-Denis, le Saint céphalophore le plus illustre, on opte parfois pour les deux solutions.

Saint-Denis de Paris n’est pas n’importe qui: venu d’Italie au IIIème s.ap.JC, il a la mission d’évangéliser la Gaule à une époque où le paganisme condamne le christianisme naissant. Il se fixe à Lutèce où il ne tarde pas d’être mis à mort, en 250 ap.JC. avec deux de ses disciples, Rustique et Éleuthère.

 

Sa décollation a lieu sur la butte de l’actuelle butte Montmartre dont la crypte du Martyrium de St Denis, à flanc de colline, 11 rue Yvonne Le Tac témoigne du lointain souvenir.

La “Chapelle des Martyrs” lieu supposé de la décapitation de St Denis sur un détail du plan de Paris de Truschet et Hoyau de 1550. À droite: de nos jours.

 

 

 

 

Saint Denis, square Suzanne Buisson

L’histoire légendaire rapporte ce fait prodigieux: suite à sa décollation, celui qui a posteriori deviendra le premier évêque de Paris aurait pris sa tête entre ses mains puis l’aurait lavé dans l’eau d’une source aujourd’hui disparue mais que rappelle la Fontaine Saint-Denis de Montmartre, square Suzanne Buisson.

Suite à son passage, l’eau la source acquit des vertus fabuleuses et notamment en ce qui concerne la fidélité conjugale si l’on en croit l’adage “Jeune fille qui a bu à la Fontaine Saint Denis, reste fidèle à son mari”.

 

Denis se serait ensuite miraculeusement mis à marcher jusqu’au lieu où il désirait voir se dresser sa sépulture (l’actuelle basilique St Denis où Ste Geneviève au VIème s. ébaucha la construction d’une petite chapelle) et où, sur le tympan de l’édifice plus tardif, on le retrouve encore:

Suivant son exemple, de nombreux saints chrétiens se découvriront par la suite cet étrange pouvoir de marcher avec leur têtes. Les spécialistes ont recensé en France une centaine de saints céphalophores: Saint Lucien de Beauvais, Saint Trémeur, Sainte Solange, Sainte Noyale…

 

 

 

 

 

 

Bien que séparée de leurs corps, leurs tête continue après la décapitation de psalmodier litanies, chants, exécrations…

Affleure, en filigrane, l’idée métaphysique d’un continuum de la conscience qui, parce qu’elle se survit après la mort, poursuit d’irradier son influence.

À l’instar du mythe antique des cyclopes qui fut inconsciemment inspiré aux anciens Siciliens par la découverte fortuite de crânes de mammouths de l’époque paléolithique, les archéologues gagent que l’imaginaire florissant des saints céphalophores au Moyen-Âge pourrait dériver, de manière tout aussi improbable, de la connaissance de défunts de l’âge de pierre, pour certains retrouvés enfouis rituellement, le crâne entre les mains.

Décapitations de foire, trucages de scène

L’histoire de l’illusionnisme fait remonter le premier tour de magie à l’Égypte pharaonique: le papyrus Westcar, conservé aujourd’hui à Berlin, raconte l’exploit d’un magicien nommé Djedi, à la cour du roi Khéops qui aurait stupéfait l’assistance en décapitant in vivo un canard et un pélican, lesquels il aurait “recollés” quelques minutes après et ressuscités, miraculeusement.

La décollation de Saint Jean-Baptiste, Hans Memling, 1470

Décapitations d’animaux miraculeusement constitués, décollations humaines ressuscitant sur scène et faisant parler leur tête tranchée: une grande Illusion est née qu’on retrouve à l’ombre des foires européennes, nimbée de l’atmosphère archétypale d’un des premiers décapités de l’histoire chrétienne: Saint Jean Baptiste.

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