Nadia Barrientos - Paris Sortilèges

 

La Cour des Messageries, Louis-Léopold Boilly, 1804.

 

La Cour des Messageries est un tableau peint en 1803 par Louis-Léopold Boilly, conservé au Louvre. Peu relevant, il dépeint une scène “de genre”, une chronique urbaine, registre jugé alors le moins noble des grades académiques de la peinture: l’arrivée d’une diligence dans la Cour des Messageries, sise à l’emplacement de l’actuelle rue Notre-Dame-des-Victoires à Paris, qui était au XIXème s. le point de convergence des véhicules en provenance de France et de toute l’Europe.

Peu commenté par les critiques, dans le hors-champ des pas pressés des visiteurs du 2ème étage de l’aile Sully venus sacrifier le tribut de leur regard aux toiles célèbres de David, de Delacroix consacrées au genre primé de la grande “Histoire” (ironie? Boilly peindra les visiteurs regardant le tableau du Sacre de Napoléon par David que le Louvre conserve non loin du sien)

Le public regardant le couronnement de David au Louvre, Louis-Léopold Boilly, 1810.

 

la Cour des Messageries de ce  “peintre de la vie moderne” telle que la postérité le retient de manière toute inoffensive, aurait pu venir se rajouter sans incidence aux collections de butins neutralisés que thésaurise l’institution du patrimoine.

Seulement, ce tableau retint le regard d’un poète: Baudelaire. Dans sa liste de “poëmes à faire” recueillie dans la marge du Spleen de Paris (recueil édité à titre posthume en 1869 et donc laissé inachevé), sous la mention plus explicite de “poëmes faciles à faire”: “la Cour des Messagerie” ouvre le ballet d’autres titres qui se succèdent et qui rétrospectivement, balayent sans rien en dire le florilège de poèmes qui n’auront jamais éclos tel que “l’Élégie des chapeaux“, “Dernière parole de Jean Hus“, “L’illusion sacrée” ou encore “Du haut des Buttes-Chaumont” (pour une liste plus exhaustive des poèmes que Baudelaire n’a pas écrits, le fonds est conservé à la bibliothèque Jacques Doucet à Paris).

la Cour des Messageries“: le titre d’un poème “facile à faire”, le titre d’un poème dont on ne peut que deviner a posteriori la difficile, l’étrange spectralité. Et le brouillon d’un paragraphe écrit par Baudelaire, une description de la scène peinte, une “ekphrasis”:

comme sur la photographie -contemporaine du poète et de l’écriture du Spleen de Paris- prise par Charles Marville, le photographe préposé par Haussmann à capturer l’image de fantômes en devenir des destructions imminentes du vieux Paris:

 arrêt sur image:

 

La Cour des Messageries, Charles Marville, 1865.

 

Au milieu d’un groupe de différentes personnes descendant d’une diligence, une femme entourée de ses enfants se jette au cou d’un voyageur en bonnet de coton. Jour froid de Paris. Un petit se hausse sur les pieds pour être embrassé. Plus loin, un voyageur charge ses paquets sur les crochets d’un commissionnaire. Au premier plan, à gauche, un mendiant tend son chapeau à un militaire à plumet jaune, un officier de fortune, maigre comme Bonaparte, et un garde national cherche à embrasser une succulente boutiquière qui porte un éventaire; elle se défend mollement. À droite, un monsieur, le chapeau à la main, parle à une femme tenant un enfant; près de ce groupe, deux chiens qui se battent”

Le lieu n’a pas changé, l’angle de vue est presque le même: la scène peinte dans la couche d’apprêt du “poème facile à faire” de Baudelaire s’est évanouie. En peinture, on dirait qu’elle est “en repentir”.

“En repentir”: c’est à dire occulte et presque éteinte sous les gravats des strates de temps, d’images qui se succèdent jusqu’à parfois s’anéantir.

Sous les couches que la peinture recouvre comme le temps, il ne reste bientôt que l’archive d’un décor: scène muette d’un théâtre de la mémoire où les projections fusent tant que les poètes se souviennent. Qui ne tardera pas à disparaître suivant les destructions, les métamorphoses et les recompositions dont la pierre philosophale qu’est Paris garde peut-être quelque part l’étincelle.

 

L’”ekphrasis“: dans la rhétorique antique- champ d’exercice de la puissance magique du verbe- c’était l’art d’évocation mentale dont usaient les orateurs pour attiser l’imagination active de leurs auditeurs et les immerger, ce faisant, dans un tableau tissé de mots, intangible mais partagé. Par la parole seule et l’art des synesthésies qu’elle infuse, les reliefs décrits par l’orateur devenaient soudainement tactiles, les personnages en place semblaient dotés de vie, les fruits, les mets, les fleurs évoqués exhalaient leurs parfums.

Maîtres de l’imaginaire, ainsi rivalisaient-ils avec les peintres, rompus à l’excellence mimétique – les anecdotes de peintures confondant la réalité elle-même sont nombreuses: on se souvient des raisins peints par Zeuxis que des oiseaux se mirent à picorer. Les peintres, qui se vantaient alors d’offrir au regard le support figé de la toile peinte…et d’y ensorceler (d’y normaliser) les images: toutes les images.

L’histoire du regard donnera raison aux peintres contre les mages. L’histoire de l’art les sacrera maîtres de la représentation, l’art de la parole pâtira du fer rouge de la “fallacieuse” rhétorique et les figures de styles ne deviendront plus qu’ornementales. L’imagination elle-même sera rangée dans le tiroir inoffensif des hallucinations et du fantasme.

Bientôt, l’ekphrasis, art magique de la projection mentale par excellence, perdra l’outil exercé de l’imagination vivante de ses témoins.

L’art devint une discipline neutralisée par le discours, la production d’images mentales ne sut être rangée dans aucune case: elle poursuit à hanter aujourd’hui la cosmogonie du cinéma et se redéploie sans ambages dans l’univers virtualisé de l’internet.

Des images inconsignables qui naissent dans l’imagination des spectateurs, des passants et des poètes? les cadavres seuls des oeuvres admises nous en adjugent le pays, les douanes et les frontières.

Alors, l’ekphrasis prit un autre sens, apprivoisé, rationnel,  inoffensif:

À la suite de la célèbre description du tableau de Salomé de Gustave Moreau par Joris-Karl Huysmans dans son célèbre roman “À Rebours” (1884), l’ekphrasis en vint à se borner à la plate description d’une peinture-si fleurie soit-elle- analytique et chirurgicale sur la table de dissection d’une science alors balbutiante et promise à la fortune capitalisable du patrimoine: l’histoire de l’art.

L’Apparition, Gustave Moreau, 1876.

L’ekphrasis est désormais le synonyme de “description”. Autant dire, plate consignation des éléments qui se succèdent sans se maudire. Redoublement dévitalisant d’une composition dévitalisée, passée au tamis de la légende-la “légende”: non plus l’issue rêvante du récit que les transmissions plurielles recomposent, mais la “légende”: cette indication explicative surimposé à un contenu sous curatelle, dont on doute de l’autonomie des facultés à l’heure de signifier (et de signifier la “bonne chose”, celle que l’on impose, il va de soi).

Que reste-t-il alors de ce “poème facile à faire” que Baudelaire finit par ne pas faire?

Une couche d’apprêt, un repentir au bois dormant derrière les couches grossières de la neutralité des descriptions qui s’accumulent sans réveiller de paysage.

Une métaphore aussi sans doute, des fosses communes de l’âme humaine et de tous les regards qu’on y enterre sans leur laisser la part vivante d’échapper au discours prêt-à-l’emploi des oeuvres consommables estampillées.

La Cour des Messageries: pendant des siècles, au coeur de Paris, y arrivaient et en partaient les hommes, les marchandises, les lettres, les urgences. Carrefour crucial des transactions et des voyages, “irruption d’un lointain si proche soit-il”: étrange pressentiment que ce décor captif de la mémoire et des prétextes à écrire qui s’enracinent dans la Danse macabre des fantômes d’une ville que les oeuvres avouées et avortées incessamment métamorphosent.

La Cour des Messageries disparaît en 1895 lors du percement de la rue Réaumur.

♦Elle n’est désormais plus qu’un tableau de Boilly, un poème inécrit de Baudelaire et …le hennissement fébrile des allers et des départs dans la pupille des chevaux♦

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