Nadia Barrientos - Paris Sortilèges

Le “Dit des rues de Paris”: la première apparition des noms de rue de Paris dans une visite guidée versifiée datée de 1300.

“Ci commence le Dit des rues de Paris:
Maint Dit a fait de Roys, de conte
Guillot de Paris en son conte;
Les rues de Paris briément
A mis en rime. Oiez comment. »
Ainsi s’ouvre un long poème en octosyllabes attribué à un ménestrel dont le nom vient épouser la ville qu’il met en rime: Guillot “de Paris”, pauvre hère ou troubadour venu chercher fortune intra-muros (de sa biographie il ne nous reste que son nom) traverse Paris en 1300 et nous lègue le premier document témoignant des noms de rue du Paris médiéval…et une virée haute en heurts et en couleurs.
C’est vers 1300 sous le règne de Philippe Le Bel et alors que la ville connaît un essor démographique important l’obligeant à agrandir ses remparts, que Guillot décide de mettre la ville en rimes, une ville qui se découvre au gré d’une écriture qui est avant tout une traversée à pied des trois quartiers qui alors constituent le noyau urbain, autour de l’île de la Cité: la rive droite (le quartier d’Outre-Grand-Pont dédié au commerce), le coeur de l’île de la cité (le berceau  politique et religieux de Paris) et la rive gauche (le quartier d’Outre-Petit-Pont où siège l’Université).
S’ouvre alors, en sus d’une trouvaille littéraire (la forme narrative du Dit médiéval, sorte d’allégorie savoureuse destinée à être récitée et chantée -où s’étaient illustrés déjà des poètes parisiens comme Rutebeuf- offrait un canevas propice à la liste, à l’anaphore) un véritable Art de la Mémoire facétieux, ludique et divinatoire: Paris devenant un jeu de pistes et de marelle où les noms de rue comme des enseignes, donnent le ton de calembours et de contaminations qui infiltrent et mettent en branle le paysage.

enseigne parisienne médiévale à consonance satirique “la truie qui file”

La promenade commence rue de la Huchette, dont le nom toujours en vigueur remonte au XIIIème s. d’après l’enseigne “à la huchette d’or”; célèbre alors pour ses auberges, cabarets et rôtissiers, elles était le repaire de coupeurs de bourse et de goliards peu fréquentables dont les touristes innombrables qui l’arpentent aujourd’hui s’ignorent être l’avatar.

Puis vient la rue “pavée d’andouilles” (actuelle rue Séguier) qui tenait son nom de pavés mal fichés (“les andouilles”) sur la voirie et dont Rabelais deux siècles plus tard rapportera une étymologie fantasque dans son Quart Livre.

Petit-à-Petit, Guillot pénètre le fief de St André-des-Arts, s’adaptant aux sinuosités transparentes de la rue Serpente, évoquant le commerce d’une femme de petite vertu de sa connaissance. Puis vient l’ancienne rue des Cordeliers (actuelle rue de l’école de médecine) où le poète rencontre “des dames auxquelles je n’aurai point voulu avoir affaire”.

Vient la rue du palais des thermes (thermes gallo-romains aujourd’hui dans le musée de Cluny) puis la minuscule rue St Séverin où “une bande de fillettes louent volontiers et prestement leurs services et se font battre le trou velu à coup de verges”.

Au niveau de l’actuel Collège de France, non loin de l’église St Benoît-le-Bétourné où un siècle plus tard l’orphelin François Villon sera abandonné puis pris en charge, il traverse l’ancienne rue de l’hôpital où “une femme, folle de rage, était en train d’en couvrir une autre d’injures ordurières”.

En montant aux abords de la montagne Sainte Geneviève où l’abbaye éponyme n’imaginait pas encore la silhouette rotonde du Panthéon, c’est l’ancienne rue St Symphorien que Guillot fait rimer avec “égyptiens”: entendons: diseurs de bonnes aventure et magiciens errants.

Au lieu-dit du Clos Bruneau qui deviendra au XVIème s. le quartier des imprimeurs aux abords de la Sorbonne, il n’y a encore qu’un vignoble entouré de bosquets et de haies où viennent s’étreindre prostituées et étudiants.

Arrivé rue des Anglais dont le nom survit encore, Guillot est pris dans le tumulte d’une foule joyeuse.

S’approchant aux abords de l’ancienne abbaye St Victor (actuelle université de Jussieu), Guillot note la présence rue du bon puits (actuel square Paul Langevin) de “la femme d’un charpentier, que les hommes par troupeaux entiers, ont fait glapir de plaisir”.

Pour se remettre de ses émotions, le poète s’arrête boire un bon verre de raisiné. Aussi arrivé à hauteur de St Nicolas-du-Chardonnet (l’église subsiste encore aujourd’hui), il ne se trouve-étrangement?-pas fatigué.

C’est reparti pour un tour…

Le voilà qui se rapproche de la Seine par la rue du Fouarre qui tient son nom du feurre (la paille) sur laquelle s’asseyaient à l’époque les étudiants pour suivre les cours en plein air de la faculté de la Sorbonne.

Sans tarder, il pénètre dans l’île de la Cité…

…où il tombe promptement sur une bonne taverne rue du Charoui (disparue lors de l’agrandissement du Parvis de Notre-Dame). Rue des Oubloiers (où s’étaient installés les marchands d’oublies) il tombe nez-à-nez sur une personne sans équivoque, “Guillebert à la braguette“.

Les anciennes rues de l’île, depuis disparues suite aux travaux d’Haussmann, deviennent des séquences cinématographiques aux apparitions les plus cocasses, souvent teintées de connotations paillardes.

Ironie? Il emprunte alors la rue de l’Ymage (“ymage”, entendons “enseigne”) pour se rendre au célèbre “Val d’amour” sis rue de Glatigny, fief de la prostitution du coeur de Paris.

la rue de Glatigny avant sa destruction par Haussmann, photographiée par Charles Marville en 1850.

Bientôt, les filles se découvrent derrière le seuil des portes, à la pâle lueur du soir, elles sont nombreuses nous dit Guillot et ” ne comptent plus les vits qu’elles ont, avec ou sans les manières, emprisonnés dans leur con”

Manuscrit du Roman de la Rose conservé à la BNF, “l’arbre à phallus”, XIVème s.

C’est bien une société des marges que Guillot révèle au hasard de son errance dans les rues et venelles de Paris,à une époque où la ville attire toutes classes de population, des plus argentés aux laissés pour compte.

Ces derniers, mystificateurs, mercenaires, “coquillards” (faux pèlerins) ou prostituées se voient bientôt parqués derrière les façades des ateliers qui leur servent de vitrine ou encore au plus près du mur d’enceinte qui clôt la ville où fleurissent les célèbres “Cours des Miracles” à l’image des marginalia des manuscrits de la même époque où les copistes s’amusent à remiser les scènes profanes, souvent satiriques et obscènes, de la vie quotidienne.

Mais reprenons le fil: voilà Guillot qui s’apprête à traverser l’Outre-Grand-Pont (l’actuel Pont-au-Change qui tient son nom des changeurs de devises qui s’y étaient établis au Moyen-Âge, la plupart juifs ou lombards).

Il débarque alors sur l’univers chamarré du cœur commerçant de Paris en lieu et place de l’actuelle place du Châtelet. C’est alors une myriade de rues aux nom évocateurs (“rue du poisson“, “rue de la Saunerie“, “rue de la poulaillerie“) et d’odeurs qui s’exhalent des animaux et des abats qui approvisionnent chaque jour le marché des Halles voisin.

Guillot prend la direction du Louvre par les ruelles derrière l’actuelle Samaritaine dont la plupart des noms existent encore malgré les 800 ans qui ont sévi. Il traverse la rue des Mauvaises Paroles (aujourd’hui disparue pour le percement de la rue de Rivoli) dont on entend encore les rumeurs et les blasphèmes qui la baptisent mener plus d’un calomniateur à la potence, après avoir la langue tranchée.

le “harnais de la commère” une peine infamante appliquée aux colporteuses de ragots au Moyen-Âge.

Dans l’ancienne rue Thibaut-aux-dés (aujourd’hui rue des Bourdonnais) dont le nom renvoie à un voisin tricheur qui y avait une maison de jeu, il dépasse la figure titubante d’un ivrogne.

En se rapprochant des Halles, au niveau de la rue Berger, il est témoin d’une étreinte sauvage. Mais Guillot ne perd pas le nord et les rues bientôt défilent au rythme accéléré de son parcours, “rue des prouvaires“, “rue montmartre“: le voilà à la pointe St Eustache, figure de proue aujourd’hui disparue du vaisseau fantôme des Halles de Paris.

La Pointe Saint-Eustache photographiée en 1866 par Charles Marville.

Il longe alors la Halle aux blés où “les escroqueries sont monnaie courante” puis se perd un instant parmi les étals des métiers de bouche et d’étoffe qui peuplent le Ventre de Paris: fromagerie, ganterie,lingerie, etc.

Rue des prêcheurs (qui existe encore), Guillot ne se laisse pas abattre: il s’assoit à une taverne pour prendre un verre en compagnie de quelques curés.

Vite reparti, on le retrouve au carrefour du légendaire “Puits d’amour” (actuel croisement de la rue Rambuteau et de la rue Pierre Lescot) où le fantôme d’une jeune fille du nom d’Agnès Hellebic, noyée au XIIème s. par amour vint hanter des générations d’amoureux transis qui y venaient nuitamment prier son intercession pour leurs affaires.

Le célèbre puits, détruit sous le règne de Louis XIV, marquait alors l’orée d’une véritable Cour des Miracles d’où partaient les rues de la grande et de la petite truanderie (qui existent toujours), les célèbres piliers des Halles qui ont vu jusqu’en 1788 sur le pilori du roi se succéder les condamnés.

Les piliers des Halles photographiés en 1866 par Charles Marville.

La rue du Cygne qui tient son nom d’une enseigne visible au XIIIème s. et dont une enseigne plus récente sauve aujourd’hui encore le souvenir.

Enseigne du XIXème s. visible à l’angle de la rue du Cygne et de la rue St Denis.

Affluent bientôt aux narines de notre ami les relents tannés d’immondices de la rue Merderiau qui deviendra bientôt par transformation phonétique la rue “Merderet” avant de se faire définitivement engloutir par la rue Turbigo dégagée par Haussmann.

Guillot pénètre dans le quartier enclavé de “beau bourg” dont le nom suinte d’ironie: il croise feue la rue des Jongleurs (absorbée par l’actuelle rue Rambuteau) où les saltimbanques avaient le siège de leur corporation au Moyen-Âge et restaient très mal vus par les autorités.

Guillot se perd dans le chapelet de ruelles qui disparaîtra au XXème s. pour laisser place au centre Pompidou puis rejoint les abords de l’église St Jacques de la Boucherie dont il nous reste la Tour Saint Jacques et passe par la rue des écrivains (disparue sous la rue de Rivoli) où au XIV ème s. s’installeront les écrivains-copistes dont le célèbre alchimiste parisien, Nicolas Flamel.

l’église St Jacques de la Boucherie en 1703.


les abords de l’église St Jacques de la boucherie sur un plan de 1550.

 

 

 

 

 

Guillot rejoint les rues qui rayonnent alentour et disent la variété des corporations de métiers qui y travaillaient: rue de la buffeterie (actuelle rue des Lombards), rue de la Lamperie, rue des Savetiers, etc.

Il se dirige vers l’actuelle rue du Temple où, pris d’une “très grand soif”, il s’arrête pour boire un hanap de vin. Il traverse l’une après l’autre les rues qui conduisent vers la place de Grève (actuelle place de l’hôtel de ville).

Il s’engage dans l’ancienne rue Chartron où, remarque-t-il: “quantité de dames ont emprisonné quantité de vits”: une réputation que ne démentit pas la rue des mauvais garçons actuelle dont elle fut, à n’en pas douter, le creuset.

Guillot poursuit jusqu’à l’actuel quartier St Paul où il retrouve l’ancienne désignation de l’actuelle rue du Petit Musc: la rue de la Pute-y-muce (entendons “la pute s’y cache”). Puis, rue des Fauconniers (actuelle rue du Fauconnier) où : “pour quelques deniers, on rencontre facilement des femmes qui vous offrent de quoi vous soulager”.

Dans la rue des Nonnains-d’Hyères (qui existe toujours), comme si le nom de la rue venait déteindre dans l’usage le plus profane ou bien parce que Guillot aimait la rime facile-qui sait?- Guillot rapporte l’ébat de deux nains.

Guillot remonte vers l’hôtel de ville et se retrouve sur la scène saignante et bien vivante de la Grant Boucherie de Paris et ses rues sans équivoque:  rue de la triperie, rue de l’écorcherie

La boucle est alors bouclée: Guillot -on le sent un peu hébété-s’arrête en ce cœur battant de l’approvisionnement de Paris. Il clôt son poème en précisant qu’il a sciemment omis toutes les impasses (malice?) qui à l’époque se baptisent “cul-de-sac”car, remarque-t-il, à bon entendeur, ces rues “n’ont pas de chief” (entendons “de tête”).

Il en profite aussi pour faire le compte des rues qu’il a chantées: 310 au total, conclue-t-il.

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Le poème feint se clore: Paris, elle, ne s’arrête pas. La ville ne cesse de s’agrandir, perçant de nouvelles rues au-delà des remparts qui la ceignent qui à leur tour bientôt seront détruits pour laisser place aux circonlocutions des boulevards que d’autres poètes, d’autres émeutiers viendront chanter ou faire sauter.
C’est une contamination de parcours, de regards, de sorts jetés, de rimes fortuites ou bien faciles, de calembours et d’antiphrases qui se disputent la part vécue derrière le façadisme: qui révèlent l’étreinte derrière la phrase, la “pute” derrière le “musc”, le vivant derrière l’inerte.
Guillot est ce diseur anonyme qui se singularise parmi la foule, grouillante, confuse, chaotique; comme après lui François Villon, Baudelaire, Walter Benjamin, Guy Debord et tant d’autres, il ouvre l’art magique et ludique d’une mémoire sensible où les rues viennent confondre intérieur et extérieur et se font rite de passage d’une mémoire souvent poétique, ironique…et bien farceuse.
Éclat tombé du chaos philosophal de l’histoire d’une ville où les noms de rue, avant de servir l’idéologique bienséance de la prostitution historique, se colportaient de manière orale charriant leurs lots de contingences, d’étreintes sauvages ou bien de peurs.
Les noms de rue seront gravés à Paris à partir de 1730. Puis viendront les carrés de faïence bleue qu’on connaît tous. À l’exception des maisons closes jusqu’en 1946, les numéros des maisons répondent à une standardisation stratégique. Tous les mêmes: il faut s’orienter.
Au Moyen-Âge, à l’époque de Guillot, les rues ne sont pas écrites dans la ville. Les rues dont dites ou à défaut, les enseignes jouent des mots et des figures dans des recompositions souvent occultes, la plupart du temps cocasses.
À cette époque, l’orientation n’avait pas l’efficace de Google maps: elle aiguisait l’outil vivant de l’expérience♦

Nadia Barrientos - Paris Sortilèges

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