Nadia Barrientos - Paris Sortilèges

ζRites de PassagesΞ

Le réveil de l’imagination dans l’athanor des poètes

“Soyez passant”enjoint le Logion 14 de l’évangile apocryphe de Thomas. La vie est brève, c’est au présent que s’incarne le mystère.

De tous les passants qui ont traversé Paris, que garde la ville? Qu’en oublie-t-elle?

On dit des surfaces réfléchissantes qu’elles modifient la trajectoire des ondes lumineuses qui s’y fracassent; celles-ci, loin de disparaître, poursuivent une route moins traçable, qui se perd ou se déguise.

L’image vraie du passé passe en un éclair” nous rappelle Walter Benjamin, arpenteur infatigable de Paris qui pressentit dans cette substance changeante des regards qui se posent sur la ville, la matière spirituelle et bien vivante de temporalités qui se retrouvent au hasard fugitif d’une étincelle, d’une fulgurance, d’un trait d’esprit.

C’est ce “souffle d’air qui a entouré ceux qui nous ont précédé” et qui revient suivant les lois désormais admises de la physique (rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme), qui revient frôler l’enfance de notre regard sur les choses et lui murmure comme une énigme que l’instant présent est ce creuset qui contient tout: le passé, l’avenir, l’archaïque, le nouveau, l’insondable, le sensible.

C’est alors du côté de la poésie, cette effraction intempestive dans l’évidence qui réussit à ouvrir un interstice dans la linéarité la plus assouvie de ce que le réel a de certain, qu’il va falloir aller chercher, un peu à l’image d’un songe initiatique où les puissances mythiques se travestissent sous les masques les plus divers, cette intuition d’un relief imaginaire qui garde en creux l’empreinte des fantômes.

Abel Brun, recueil de costumes, Paris, 1860.

Le jeune Arthur Rimbaud nous a mis sur la piste, lui qui travaillait à se rendre “voyant”: “Maintenant, je m’encrapule le plus possible. Pourquoi? Je veux être poète, et je travaille à me rendre voyant: vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer” écrit le jeune Rimbaud à Georges Izambard, son ami et professeur de rhétorique en 1871.

Il faut alors passer par “un dérèglement de tous les sens” et à la façon d’un alchimiste qui décompose la matière, tuant les liaisons des éléments que le temps finit par macler comme le métal -par visser comme une mémoire-ouvrir une faille propice et proprement magique où l’imagination retrouve sa propriété plastique. Comme le chaos : fertile de tous les possibles, riche de toutes les puissances.

Retrouver cet insécable,cet œil occulte, interne à l’âme humaine et à la vision des choses qui façonnent le monde qu’un mage de la Renaissance comme Robert Fludd situe à l’intérieur de la tête comme une pierre philosophale, reprenant sans le savoir le topos plus ancien de “la pierre de la folie” que les médecins jadis extrayaient de façon rudimentaire.

C’est que l’imagination a pâti dans l’histoire du rationalisme occidental d’une mise en demeure progressive. De sa toute puissance magique et créatrice au Moyen-Âge confronté à l’influence des textes des alchimies et philosophies arabes, l’imagination devient à l’heure de Descartes le creuset des illusions les plus trompeuses et à ce titre, est vite rangée parmi les puissances subversives qu’on s’attache alors à décrédibiliser. “Folle du Logis”, “fallacieuse phanthaisie” qui fait fleurir dans l’âme humaine les hallucinations les plus étranges, le règne des Lumières finit d’en neutraliser le champ d’action-jadis religieux mais aussi politique et bien sûr social-  le réduisant bientôt au seul domaine psychologique et symbolique relatif à la propriété psychique et inoffensive de chacun.

Balzac, daguerréotype des frères Bisson, 1842.

Il faudra attendre le XIXème s. et le réveil industriel, le règne mécanique et reproductible de la technique, pour que se réveillent des fantômes très anciens que d’aucuns croyaient tout-à-fait disparus. La photographie d’abord, avec la parfaite déroute qu’elle occasionne aux arts de la Mimesis qui depuis des millénaires tentent de reproduire la semblance du réel, plonge Balzac dans une angoisse primitive et violente: suite au seul portrait photographique que l’écrivain s’est fait faire (le célèbre daguerréotype des frères Bisson), l’écrivain se heurte à la terreur. Persuadé que l’outil photographique lui a sournoisement dérobé une couche intangible mais vitale de son être, Balzac réactive sans le savoir l’antique “théorie des Simulacres”, professée par Lucrèce et Épicure, qui postulait que la vision …était une affaire de fantômes. Vrai: si l’homme réussissait à voir les choses, c’est que d’infimes couches filigranes se détachaient des objets vus et venaient se rendre intelligibles dans le creuset de la rétine. Combien de cimetières alors ne devine-t-on pas derrière chaque regard , combien de voleurs d’âme, combien d’intraçables, de fugitifs…Le regard est bien une terre d’asile et de non-droit.

À Paris, le XIXème s. voit une nouvelle ère de configuration urbaine: les grands travaux du préfet Haussmann détruisent une grande partie de la ville médiévale jugée insalubre et obsolète. À la place, des avenues viennent ouvrir la perspective comme en peinture, affichant le vœu pieux de faire place nette pour prodiguer aux parisiens un air plus pur et un point de fuite délectable alors que l’éviscération urbaine sert plus officieusement le sortilège balistique de rendre les insurrections plus traçables et le désordre: contrôlable.

 

Nadia Barrientos - Paris Sortilèges

Charles Marville, Boulevard Saint-Germain, 1853.

 

“Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel)” se lamente Charles Baudelaire aux abords du Louvre où les images du passé proche lui reviennent dans l’âpre désert luisant des aménagements modernes; comme les feux-follets intermittents de ce court-circuit qu’opère le temps dans le souvenir.

C’est du côté de la poésie et donc du vagabondage, que les fantômes de Paris parfois viennent se retrouver, sans d’autre rendez-vous que le hasard pathologique d’une mémoire qui soudainement se brouille: qui ralentit, qui se dédouble ou qui s’arrête.

Le sommeil de la raison engendre des monstres, des prodiges…

Comment ne pas penser ici à la caméra défectueuse de Georges Méliès filmant l’avenue de l’Opéra, dont le blocage incessant produisit par accident le premier trucage de l’histoire du cinéma: la métamorphose d’un omnibus qu’un plan avait immobilisé en un corbillard qui lui succédait sur la chaussée.

C’est bien l’accident, le trou, la faille qui introduit le pas-de-côté dans l’avenue trop bien taillée en perspective illusionniste que l’on retrouve aussi dans la machine mentale de la mémoire; C’est lui qui fait jaillir le détour au coin de la route toute tracée, l’écart à la fois comme salut et comme recours à l’illusion d’une ville qui travaille comme un jardin à l’anglaise à faire apparaître son artifice, naturel.

Il faut alors saisir l’instant comme l’occasion, car “c’est une image irrécupérable du passé qui risque de s’évanouir avec chaque présent qui ne s’est pas reconnu visé par elle” comme le rappelle Benjamin.

…Et il faut saisir l’occasion par les cheveux.

Allégories de l’Occasion
L’”occasion”, étymologiquement “ce qui tombe au-devant”

“À une passante” est un poème de Charles Baudelaire publié dans son recueil Les Fleurs du Mal en 1861.

Dédié à une rencontre furtive, le poème dure le temps d’un échange de regards. L’apparition d’une femme tout d’un coup se singularise dans la masse confuse de la vie grouillante de Paris, le poète n’a pas le temps d’en prendre acte… la femme s’est évanouie, reprise dans le chaos des formes d’où elle s’était un instant abstraite:

À une passante.

La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son oeil, ciel livide où germe l’ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.Un éclair… puis la nuit ! – Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !

 

Le choc est d’ampleur et attise le paradoxe d’une histoire où la rencontre coïncide avec l’adieu. La femme que le poète aurait pu aimer dans un avenir désormais en ruines, lui est apparue de manière tellement fugace qu’il ne la pas saisie, qu’il l’a laissé se fondre dans la circulation urbaine d’où elle avait miraculeusement jailli.
Emportés par la foule qui nous traîne, nous entraîne, nous éloigne l’un de l’autre” murmure le refrain.
La foule parisienne, la “rue assourdissante”, cet agrégat fusible comme la lave d’un volcan, joue le rôle ambivalent du coryphée propitiatoire à la rencontre tout comme  du sortilège irréversible qui vient sceller dans l’adieu instantané, le désir naissant du poète.
Il aura fallu un échange de regards pour dérober au temps une dimension nouvelle qui échappe à la poursuite linéaire, mécanique des évènements. Cette étincelle qui ouvre à un temps autre, ou plutôt à une faille où de multiples temporalités viennent se fondre, a une histoire: les anciens Grecs, lui rendaient culte sous la figure singulière et peu connue du Génie qui préside au “Kairos”, soit: le temps opportun, la coïncidence qui vient à point, l’occasion qu’il faut saisir quand elle vient.
Les Anciens le figuraient sous l’aspect d’un jeune homme aux pieds ailés, parfois avançant sur une sphère instable qui représente le monde. Son trait le plus remarquable? Presque entièrement chauve, il a une touffe de cheveux au devant du crâne. Le temps de l’occasion, qui s’oppose en ce sens à celui de Cronos, le temps linéaire, dévorateur et qui va inéluctablement vers la mort, est étymologiquement, “celui qui tombe au-devant” et qu’il faut saisir dans l’instant. Après, il est trop tard. Déjà l’allégorie du Regret sous l’aspect d’une femme austère se présente à nous, signifiant que l’occasion est à jamais perdue.
C’est la philosophie du Carpe Diem (“cueille le jour”, cueille-le au présent, n’attend pas, la réflexion, la représentation, le souvenir sont mortifères).

Alciat, Emblemata, 1531

Le Dieu antique, peu représenté, tenu sans doute comme le sceau occulte d’initiations à jamais perdues, revient à la Renaissance sous l’aspect féminin d’une allégorie étrange qui semble naître de l’écume du dieu Ouranos, à l’instar de Vénus.
Ses pieds ailés rappellent sa légendaire célérité. Sa touffe de cheveux proéminente revient dire “c’est à présent qu’il nous est donné d’être heureux”.

Outre la féminisation du dieu antique, la Renaissance entrevoit l’étroite affinité qui lie l’Occasion à une allégorie plus identifiable, celle de la Fortune qui renaît aussi à cette époque sous les traits d’une femme insaisissable, avançant sur le globe du monde instable, lui-même représenté sur les flots pour en accentuer le fragile équilibre. Les yeux bandés quelquefois pour en signifier la cécité inhérente au hasard et à la chance, la Fortune prodigue de ses bras abondance et bonne fortune à ceux qui savent la reconnaître au moment fugitif où elle arrive.

L’Occasion-le Kairos et la Fortune- est une passante. La nature humaine, souvent enténébrée par le poids du passé ou la projection dans l’avenir, ne la voit pas. Parfois, il arrive que les hommes l’aperçoivent et que, tétanisés par cette effraction imprévisible, ils ne fassent rien et la laissent filer nourrissant le remords qui ne fera que croître. Moins souvent, le rendez-vous opère comme par magie: alors le temps ouvre une profondeur inaccessible qui vient frôler la finitude et adresse aux hommes l’intuition d’une porte étroite par laquelle l’éternité se fait visage.
Arrêt sur image: l’instant dialectique et décisif

Henri Cartier-Bresson, derrière la Gare St Lazare, 1932.

L’allégorie est une figuration qui renvoie toujours à une signification qui n’est pas occulte -comme c’est le cas dans le symbole,et qu’il faudrait déchiffrer pour pouvoir lire. L’allégorie, parce qu’elle se propose de donner chair fugace à quelque chose d’abstrait, déplace le regard vers des zones liminaires où le sens n’est pas encore donné mais où la signification est en train de se faire.

Il faut alors prendre part à la rencontre , “saisir l’occasion par les cheveux” pour découvrir que le sens ne nous précède pas dans les images qui nous traversent.Mais que ce que nous traversons dans la fulgurance de leurs fantômes, c’est l’esprit à l’œuvre dans la tension  soudainement mise-à-nu des forces centrifuges de l’imagination et de celles, centripètes de la mémoire.

Comme un arrêt sur image: tout d’un coup, la continuité propre à l’histoire, cette propension à lier les choses entre elles, à en dresser les contours qui trahit la conscience, se retrouve en suspens.

chaque seconde est la porte étroite par laquelle le Messie peut entrer

Nous qui passons dans la ville, comme l’inconnu, comme le poète, et qui sommes attentifs aux Occasions qui passent comme les déesses cryptées de l’enfance des vertiges: nous nous faisons les instruments où se fait entendre la profondeur et par où les résonances se font jour, comme à la traîne d’une mélodie ancienne qui se survit dans le silence.

C’est notre regard qui a saisi l’éclair furtif qui découvre la nudité du temps: le temps linéaire n’existe pas, chaque instant est l’occasion d’une retrouvaille. “L’image est ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation” (W. Benjamin)

Nous nous sommes échappés du temps mortel: nous nous situons à l’instant qui précède la concaténation obscure des évènements qui se succèdent, à l’instant d’avant le sens, d’avant l’image fixée dans la matière lourde de la mémoire, d’avant la mort qui vient figer les choses dans l’obituaire de l’ histoire. Nous sommes à l’instant d’avant le geste de l’artiste, celui qui tremble un peu de se savoir contenir en germe le tableau à peindre et qui offre une dernière fois au regardeur la liberté créatrice de l’intuition à l’œuvre.

Le héros grec Achille armé, guette Troïlos, peinture de la tombe des Taureaux, Tarquinia.

En regardant une fresque étrusque de la tombe des Taureaux à Tarquinia (VIème s.av.J.C), représentant le guet-apens tendu par Achille au jeune soldat Troïlos, Pascal Quignard s’étonne: l’action n’est même pas commencée. C’est le moment qui précède l’action elle-même -dont on connaît le funeste sacrifice du troyen à cheval- c’est le moment de l’embuscade qui met en place les éléments et les êtres dans un suspens qui généralement dure une seconde, qui est ici mis en figure.

L’histoire viendra l’instant d’après, figer le meurtre de Troïlos par Achille dans le récit. La peinture n’assemble pas encore le temps à l’œuvre dans la poursuite inévitable des évènements. Elle nous en laisse goûter la part vivante: celle où les possibilités restent encore labiles, celle où la représentation rejoint la prophétie et où il est laissé à l’imagination de celui qui regarde la part active de composer, de décomposer, de recomposer les choses.

Cet “instant décisif” qui préfigure sans faire montre, où les potentialités narratives et sémantiques sont en suspens: on le retrouve dans la théologie photographique d’Henri Cartier Bresson qui sut se saisir du Kairos ancestral dans la capture de ses images et qui avoua:”Vivre ce moment précis et pas un autre. Le figer pour tenter de garder une fraction de seconde perdue à jamais. Quel instant est vraiment décisif ? On ne peut pas savoir puisque cet instant n’existe déjà plus. On ne peut pas rembobiner pour tout jouer au ralenti. Photographier, c’est embrasser un monde en marche et en mouvement. L’instant décisif est furtif. Ce n’est peut-être qu’un cadrage du hasard.”

L’imagination est un antidote au temps mortel

La passante de Baudelaire, l’Occasion des allégories anciennes, la fresque étrusque du guet-apens d’Achille,  l’instant décisif du photographe: autant d’éclairs qui maintiennent l’âme en état de tension.Walter Benjamin y fleurira ce qu’il appelle “l’image dialectique”.

Cet affleurement d’un instant plein plonge dans l’abîme qui sépare l’image de la signification, la perception du souvenir et réinvestit le temps chronique, mécanique d’un mouvement dramatique autre: imaginaire.

Les poètes sont familiers de ce royaume, eux qui réveillent l’imagination créatrice de la gangue péjorative de l’hallucination doucement folle et qui viennent nous offrir l’opportunité d’une étincelle dans les constellations passantes de notre grande ville.

L’imagination n’est pas la phantaisie.(…)L’imagination est une faculté quasi divine qui perçoit tout d’abord en dehors des méthodes philosophiques les rapports intimes et secrets des choses, les correspondances et les analogies” recueille une note de Baudelaire en 1857.

Il y a donc une liberté aux choses et aux êtres qui se perdent qui n’a rien à voir avec la mort ou bien l’oubli. Cela a peut-être à voir avec cette intelligence volatile de ce que les alchimistes et les argotiers nomment la “langue des oiseaux” et qui dans Paris, ressuscite à chaque instant les possibilités restées latentes, les sentes encore inexplorées de chaque rencontre dont la ville s’est faite la scène et dont la poursuite imaginaire déploie les intrigues invisibles derrière le visage entraperçu de l’anonyme qui se confond avec la foule.

“Soyons passant”: suivons les poètes♦

 

 

 

 

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