Nadia Barrientos - Paris Sortilèges
Narcose des Hauteurs

L’étymologie atteste dès le XVIème s. le verbe “voler”dans la langue française pour qualifier l’action de dérober le bien d’autrui. Il vient remplacer d’autres verbes alors en usage (“embler”, “rober”) et consacre l’ influence augurale dans le champ de la contamination sémantique du déplacement des oiseaux dans le ciel.

Parce que les “voleurs” tiennent des oiseaux la légèreté du battement d’aile autant que l’habileté panoramique, ils trouvent sur la colline de Belleville qui surplombe Paris depuis les temps préhistoriques immémoriaux , un promontoire rêvé où à la fois tenir un guet et trouver refuge.

Vue depuis les hauteurs de Belleville, colline viticole et maraîchère, vers 1730.

Entre les bois touffus et les vignes fécondes dont l’empereur Julien vantait déjà au IVème s.les couleurs,les chemins de traverse qui préfigurent les rues de la Mare, des Rigoles, des Cascades suggèrent en surface les détours souterrains d’eaux plus profondes dont des “Regards” (temples en pierre pour certains toujours visibles) ponctuent la cavale invisible qui aujourd’hui débouche dans l’égout optimisé de la capitale.

Ces Regards, fermés à double tour et toujours utilisés pour “regarder” (inspecter) la qualité des sources de Belleville qui coulent en aqueduc vers Paris, se retrouvent piégés dans la symphonie maladroite de l’urbanisme qui à partir de la moitié du XIXème s.s’empare de la colline encore ébouriffée de buissons et de retraites sauvages.

Le lotissement accéléré de cet ancien village annexé à Paris par Haussmann en 1860 signera la fin des refuges aristocrates bucoliques autour desquels les vignobles avaient propagé des débits de boisson populaires: les “guinguettes” au nom du vin guinguet, léger et détaxé que les parisiens venaient y goûter le samedi, le dimanche et le lundi (la “Saint-Lundi” fête chômée et autoproclamée des ouvriers) pour les plus téméraires.

Bientôt, Belleville se recouvre de masures deguingandées qui poursuivent une même histoire:

celle des vagues d’immigration et d’expropriation des “gagne-petit” qui, soit qu’ils viennent de province soit qu’ils aient été chassés par les expropriations des Grands Travaux d’Haussmann, viennent faire chanter aux marges violentes de la grande ville l’intraçable langue des oiseaux, grammaire occulte et intraçable des alchimistes, des métaphores et des brigands qui savent se survivre à l’ombre de l’institution de la mémoire sans l’aval des savants.

 

 

Vivre sur les hauteurs de Belleville, c’est apprendre du vent d’ouest que les hommes ne sont pas égaux: si les pauvres sont relégués à l’Est-la patrie où nonobstant se lève le soleil, trêve de métaphore: c’est que l’Est parisien au XIXème s. reçoit frontalement les fumées délétères des cheminées industrielles des usines qui essaiment à St Denis, à La Villette et confondent le ciel en des amas nauséabonds dont la mort infiltre le souffle court des poitrinaires qui gravissent la rue de Belleville ou de Ménilmontant après le sacrifice d’une journée de travail.

usines parisiennes vers 1890

L’air pur devient en cette fin du XIXème s.spéculateur et hygiéniste, un signe sans ambages de richesse, comme bientôt le remplacera le temps sur l’horloge rentabiliste du Capital. À l’ouest, sur les coteaux boisés du XVIème arrondissement et de la banlieue cossue des hauteurs de Sèvres et de Meudon, les familles aisées jouissent du bel air que l’on retrouve souvent inscrit au front des enseignes des cafés, des restaurants.

 

le pittoresque et aristocratique XVIème arrondissement au XIXème s.

Aussi, respirant le bon air pur espèrent-ils vivre plus longtemps que leurs voisins de Belleville ou de Montreuil, qui finissent pour certains dans les sanatoriums bon marché tel qu’on en croise encore aujourd’hui l’enseigne rue Stendhal.

Vents d’Ouest

 

L’espérance de vie est plus longue à l’ouest qu’à l’est; en outre, ceux qui profitent du bel air occidental redoublent la mise puisqu’ils n’hésitent pas à “s’envoyer en l’air”: c’est dans le parc du château de la Muette que s’éleva dans le ciel le 21 Novembre 1783 le premier ballon aérostatique avec deux hommes à son bord, le scientifique Pilâtre de Rozier et le marquis d’Arlandes

(le souhait initial du roi Louis XVI d’y risquer deux condamnés à mort comme cobayes ne fut finalement pas retenu).

Cet évènement, resté dans les mémoires des quelques privilégiés de la Cour à le voir s’élever à 85 m au-dessus du sol, traversa Paris à la vitesse accélérée par les violents vents d’ouest. Atteignant les 1000 mètres d’altitude au-dessus de feu le palais des Tuileries, le ballon est vite malmené par les bourrasques et l’air plus frondeur de la capitale: une demi-heure aura suffit pour le  voir s’écraser sur la colline prolétaire et alors encore à la campagne, de la butte aux Cailles.

Vivre à l’Est c’est s’ancrer au plus proche de la demeure sacrée du Soleil Levant: les anciens Égyptiens lui opposaient les sombres ténèbres de “l’Amenti”, l’Occident obscur où ils devinaient le naufrage immarcescible du royaume des Morts.

La Porte de l’Ouest parisien: l’actuelle grande arche “de la fraternité” de la Défense

À Paris, il semble que les fantômes égyptiens se survivent et à plus forte raison si on accorde l’étymologie du nom de Paris (>Para Isis) à l’hypothèse du souvenir du culte pré-chrétien de la déesse Isis dont témoignent de nombreux vestiges.

 

“Enfants du Soleil” ou bien “d’Égypte” (les Gitans): c’est le nom de code avec lequel se reconnaissaient  au XVIIème s.les membres disparates d’une corporation secrète de brigands dans la langue de l’Argot (que l’on appelle aussi la “langue des oiseaux”).

Langue des oiseaux, gaye science, jargon, cabbale phonétique, argot: les termes jouent à copuler avec un sens qu’ils abandonnent et qu’ils échangent, suivant le sauf-conduit de l’échappée et de l’esquive. Intraçables, les voleurs et les oiseaux partagent la langue volatile du pas-de-côté et du tire d’aile.

À Belleville et dans les royaumes de l’Est, ils ont appris que le vent tourne comme le lait et même l’amour.

Qu’il est, comme le soleil, l’apanage somptuaire de ceux qui thésaurisent l’or dans les banques comme l’accumulation de cadavres dans la tombe. Qu’avec l’arrivée de l’ascenseur, les derniers étages jadis royaumes des pauvres se verraient soudainement reconquis par les riches locataires des premiers balcons repartis vers les hauteurs et reléguant aux démunis les sombres cours étroites et insalubres des rez-de-chaussée.

Le vent d’Ouest oriente les mauvais garçons, “voyous parce que voyants”, qui comme François Villon un matin furent retrouvés abandonnés sur les marches de l’église St Benoît-le-Bétourné:occidentés.

Nadia Barrientos - Paris Sortilèges

Il faudra sans doute bien des grammaires qui périssent pour que se réveille l’enfance des grimoires où ne poursuit de s’écrire que l’expérience.
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